Chers amis,

Si vous avez des enfants et même des petits-enfants, vous avez sans nul doute remarqué que les nourrissons et les bébés se calment et s’endorment plus vite quand ils sont transportés.

Cela a été systématique avec mes trois enfants quand ils étaient tout petits : ils ne s’endormaient jamais dans leur berceau ou dans leur lit.

Que de kilomètres à pied j’ai fait en rond dans des appartements, ballottant un bambin dans mes bras pour l’endormir !

L’une de mes deux filles, particulièrement rétive à l’endormissement, ne finissait par se calmer et s’abandonner au sommeil qu’après de longs tours en poussette.

Et je ne vous parle pas de la voiture : elle démarre, l’enfant s’endort ; elle s’arrête, l’enfant se réveille immédiatement.

Cette caractéristique du sommeil des tout-petits n’est pas une preuve de « difficulté » à l’endormissement : c’est l’expression d’un besoin profondément ancré dans les populations humaines.

Voici l’amplitude et le rythme idéals pour bercer un bébé

Le concept de « théorie de l’attachement » vous est peut-être familier.

C’est le psychiatre britannique John Bowlby qui, le premier, l’a formulé dans les années suivant la Seconde guerre mondiale, après avoir observé et suivi de nombreux orphelins en Europe et aux Etats-Unis[1].

D’après Bowlby et, désormais, d’après l’intégralité des pédopsychiatres, chacun d’entre nous naît avec le besoin inné d’être en contact avec d’autres êtres humains : notre capacité à pleurer, à pousser des cris, et même à sourire, attire à nous avant tout notre mère, et ensuite toute autre personne susceptible de prendre soin de nous.

Mais ce n’est pas la seule grande découverte de Bowlby : il a remarqué que les bébés qui n’ont pas faim cessent de pleurer si on prend dans les bras et, surtout, si on les berce tout en marchant.

Il a même démontré que « l’idéal est de tenir le bébé en position verticale et de le bercer d’un côté et de l’autre sur environ sept centimètres et demi. Le rythme auquel on berce l’enfant est tout aussi important. Trente mouvements par minute ne produisent aucun effet, mais cinquante suffisent à calmer la plupart des bébés[2] ».

Mieux encore, « à une cadence de soixante cycles par minutes ou plus, tous les bébés cessent de pleurer et, à de rares exceptions près, ils restent calmes[3]. »

Le fait de transporter ainsi un bébé a un effet immédiat sur son rythme cardiaque, qui passe de 200 battements par minute lorsqu’il crie ou pleure, à 60 lorsqu’il est porté par une personne en mouvement[4].

Le mouvement régulier a donc un effet rassurant sur les tout-petits.

Mais pourquoi ?

La sécurité d’un groupe en mouvement

Les recherches de John Bowlby montrent que si les bébés cessent de pleurer lorsqu’on les berce, c’est parce qu’ils ont le sentiment d’être déplacés.

Et que, en étant déplacés, ils font partie intégrante d’un groupe en mouvement, autrement dit qu’ils sont entourés, et en sécurité.

Le calme provoqué par le mouvement régulier répond donc à un besoin fondamental de l’enfant, qui remonte à nos origines nomades.

La plupart d’entre nous sommes aujourd’hui sédentaires, rivés à nos bureaux, installés dans nos maisons et nos routines, mais nos gènes, eux, n’ont pas oublié notre passé nomade, durant lequel survivre nécessitait un déplacement régulier.

Pendant des millénaires, bien avant que quelques-uns de nos ancêtres inventent l’agriculture et deviennent sédentaires, l’espèce humaine parcourait de vastes distances, vivant en harmonie avec la nature, se déplaçant au gré des saisons, des ressources en eau et en nourriture, et des dangers.

Cette histoire nomade est inscrite profondément dans notre code génétique, et certaines de ses traces influencent encore notre comportement quotidien, nos émotions et, donc, les réflexes de survie de nos enfants.

Je vous ai déjà parlé de ces « traces nomades » profondément ancrées dans notre patrimoine génétique, dans une lettre au mois de mai dernier.

Et mercredi dernier, je vous écrivais également que l’épidémie de surpoids et de diabète que nous connaissons à l’échelle mondiale depuis plusieurs décennies a notamment pour origine le fait que notre corps, conçu pour une vie nomade (c’est-à-dire en mouvement régulier), est à présent confronté à une sédentarité extrême.

Nous ne pouvons pas, en quelques décennies, effacer des centaines de milliers d’années d’optimisation génétique : le corps humain est, fondamentalement, conçu pour stocker les graisses afin de fournir de l’énergie à nos muscles en mouvement et de  répondre au risque de famine.

Dans un monde non seulement de surabondance, où « l’offre » alimentaire est saturée de sucres et de graisses transformées, mais de surcroît globalement sédentaire, où le mouvement est devenu marginal, il ne faut donc pas s’étonner de voir flamber les maladies métaboliques.

S’endormir dans un train

Mais notre passé nomade se manifeste d’autres façons, plus amusantes, ou plus touchantes.

Je prends régulièrement le train.

Avant les gens lisaient beaucoup dans les transports ; maintenant ils passent beaucoup de temps les yeux rivés sur leurs écrans.

Mais il y a une chose qu’ils continuent à faire, en particulier sur les longs trajets : c’est dormir, ou à tout le moins sommeiller.

Adultes, le mouvement régulier continue à nous « bercer », à nous plonger dans un sentiment de sécurité et de bien-être.

Notre « mode » naturel n’est pas celui de l’implantation, c’est celui du mouvement.

Et c’est dans le mouvement que nous pouvons, ensuite, alterner entre des états de vigilance et des états de repos.

Et cela aussi s’observe chez le jeune enfant.

Dès que l’enfant se sent suffisamment en sécurité dans les bras de ses parents, il cherche à explorer le monde qui l’entoure.

Ce désir de découvrir, de partir à l’aventure, fait aussi partie de notre héritage nomade.

Nos ancêtres étaient constamment en mouvement, cherchant de nouvelles terres, de nouvelles ressources, apprenant de leur environnement pour survivre.

C’est pourquoi, même dans un environnement sédentaire, les enfants (et les adultes) ressentent à la fois un besoin d’amour et de sécurité, mais aussi une irrésistible envie de découvrir, d’apprendre, de s’aventurer au-delà de ce qu’ils connaissent.

Rallumez votre part nomade

Dans son excellent ouvrage Les Nomades, ces peuples en mouvement qui ont forgé nos civilisations, l’auteur Anthony Sattin a brillamment saisi cette « double part » en chacun de nous, nomade et sédentaire :

« Tandis qu’une partie de notre patrimoine génétique reste tournée vers le nomadisme, l’autre se consacre à la sédentarisation. Chacun d’entre nous oscille entre ces deux pôles, entre le mouvement et la stase, chacun est, inévitablement, plus attiré par l’un ou par l’autre.[5] »

Or nous vivons dans une époque et un environnement culturel qui, bien souvent, étouffent cette composante nomade de notre ADN.

Le travail de bureau, les horaires fixes, la vie urbaine structurée : tout cela peut parfois vous donner l’impression d’être coupés de votre instinct d’exploration.

Pourtant, votre corps et votre esprit n’ont pas oublié d’où vous venez.

Vous avez tout à gagner à rallumer votre part nomade.

Ce désir inné d’exploration peut se manifester aujourd’hui dans une soif de voyages, d’activités en plein air, et même à travers la curiosité intellectuelle.

Ne réprimez pas ce besoin d’évasion.

Que ce soit en partant en randonnée, en découvrant une nouvelle culture ou en vous plongeant dans un nouveau domaine d’étude, nourrissez cette partie de vous qui veut toujours « aller plus loin ».

Cette « part nomade » en vous a également un lien avec la nature. Nos ancêtres nomades vivaient en étroite relation avec elle. En symbiose.

Aujourd’hui, trop souvent, nous sommes déconnectés de cet environnement qui nous a formés. Reconnectez-vous avec la nature dès que possible.

Les bienfaits pour la santé physique et mentale sont innombrables, que ce soit en marchant dans un parc, en jardinant ou simplement en observant les cycles des saisons.

Même si la vie moderne nous a éloignés de notre part nomade, cet héritage continue de vivre en chacun de nous.

Que ce soit dans votre besoin de sécurité affective ou dans votre désir d’aventure, vos gènes se souviennent de ce passé. De la toute petite enfance à vos vieux jours.

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet


[1] https://www.lesprosdelapetiteenfance.fr/bebes-enfants/psycho-pedagogie/bowlby-et-la-theorie-de-lattachement/les-decouvertes-de-john-bowlby-sur-lattachement – Nelly Moussu, « Les découvertes de John Bowbly sur l’attachement », in. Les Pros de la petite enfance, 29 mars 2016

[2] Anthony Sattin, Les Nomades, éd. Noir sur Blanc, 2024, p.381

[3] John Bowlby, Attachment and Loss, cité par A. Sattin, op. cit.

[4] A. Sattin, op. cit., p.382

[5] Ibid., p.384