Chers amis,
L’histoire se passe en 1994, à une époque où les téléphones portables n’avaient pas encore envahi notre quotidien.
Tony Cicoria, 42 ans, se trouve dans une cabine téléphonique. Une pluie légère tombe, le tonnerre gronde au loin. Il vient de raccrocher avec sa mère, quand un jet de lumière aveuglante surgit de l’appareil.
Tony vient d’être foudroyé.
L’éclair est entré par son visage, et ressorti par son pied gauche.
La personne qui attendait que la cabine se libère est, par chance, infirmière en soins intensifs. Elle se précipite sur le corps de Tony pour accomplir les manœuvres de réanimation cardio-pulmonaire.
Au bout d’une à deux minutes, Tony se réveille : brûlé, il éprouve une grande douleur aux points d’entrée et de sortie de la foudre mais, hormis cela… refuse d’être hospitalisé.
Il va tout de même voir un médecin, qui lui confirme qu’il a probablement fait un bref arrêt cardiaque. L’électrocardiogramme est rassurant.
Néanmoins, au cours des jours suivants, il a l’impression de « tourner au ralenti ». Il oublie quelques noms. Mais rien ne cloche dans son cerveau, d’après les examens neurologiques qu’il passe.
« Dingue de piano »
Il reprend le travail au bout de deux semaines – il est chirurgien orthopédique – et, hormis quelques « blancs » concernant quelques appellations techniques, il a gardé la dextérité indispensable à l’exercice de son métier.
Ses problèmes de mémoire s’évanouissent avec le temps… Mais notre histoire ne fait que commencer.
Quelques jours après avoir repris le cours normal de son existence, Tony Cicoria éprouve « le désir insatiable d’écouter du piano ».
C’était tout à fait inattendu : il ne s’était jamais particulièrement intéressé à la musique classique. Il avait suivi quelques cours de piano dans son enfance mais vite cessé, faute de motivation.
Il achète plusieurs CD et développe une passion pour Chopin.
Puis, il se met à « entendre de la musique dans sa tête ». De la musique originale. Il note ces mélodies, maladroitement. Il se familiarise alors avec le solfège, et passe de plus en plus de temps à jouer au piano qu’il a désormais chez lui.
Moins de trois mois après avoir été foudroyé, ce père de famille affable, naguère parfaitement indifférent à la musique, est devenu « dingue de piano ».
Le piano prend de plus en plus de place dans sa vie : il prend un professeur de musique, fait de lointains voyages uniquement pour assister à des concerts d’interprètes qu’il aime, et se met lui-même à composer. En 2004, il divorce, et en 2008, il sort son premier CD.
Vous pouvez écouter Tony Cicoria interpréter au piano l’une de ses propres œuvres à Vienne sur youtube[1] (lien en note).
Les étonnants superpouvoirs de la musique
C’est le célèbre neurologue britannique Oliver Sacks qui raconte l’incroyable histoire de Tony Cicoria dans son livre Musicophilia[2].
Dans ce passionnant ouvrage, Oliver Sacks évoque d’autres cas témoignant des mystérieux rapports entre cerveau, santé et musique.
Il raconte comment Shalimah M., chercheuse en chimie, est, elle aussi, devenue « musicophile » après avoir subi l’ablation d’une tumeur au cerveau.
Il décrit comment le musicien Clive Wearing, atteint d’une encéphalite herpétique (une terrible infection cérébrale qui détruit les zones du cerveau responsables de la mémoire et l’empêche de « construire » de nouveaux souvenirs), reste capable d’interpréter par cœur des pièces de Bach au piano… alors qu’il ne se souvient pas de ce qu’il a dit ou fait dix minutes plus tôt.
Ces histoires hors-normes nous donnent un aperçu de la place complètement inattendue qu’occupe la musique dans le cerveau et la mémoire.
Mais qu’en est-il dans le cadre d’une maladie malheureusement plus répandue mais tout aussi destructrice comme Alzheimer ?
« La musique a le pouvoir de les rendre à eux-mêmes et à autrui »
Au fur et à mesure que la maladie d’Alzheimer progresse, la personne qui en est touchée perd nombre de ses facultés.
Les premiers signes sont, vous le savez, une perte de mémoire : des « trous » et des « blancs » d’abord ponctuels, qui s’aggravent et peuvent déboucher sur une amnésie profonde.
Cette amnésie est caractéristique de l’atrophie croissante des lobes frontaux, laquelle prive peu à peu le patient d’autres facultés comme le jugement, la prévision, la planification.
Pour les membres de la famille et les amis, c’est un calvaire et un crève-cœur car ils ne reconnaissent plus leur proche, qui ne les reconnaît pas davantage.
Or, raconte Oliver Sacks, auprès de malades d’Alzheimer, la musique a la capacité de « rattraper » ce qui subsiste de leur personnalité :
« Dans le cas des déments, l’objectif de la musicothérapie est (…) de stimuler assez les émotions, les aptitudes cognitives, les pensées et les souvenirs des patients – le « soi » subsistant – pour ce que ces éléments reviennent au premier plan (…). « Trop vaste programme ! » direz-vous peut-être – car on aurait tendance à imaginer qu’il est presque irréalisable avec des patients atteints d’une démence avancée : ne sont-ils pas si prostrés et si absents qu’on pourrait croire qu’ils ont définitivement perdu l’esprit, ou bien en proie à une détresse si incommunicable que seuls leurs cris et leur agitation permettent de prendre la mesure de leur angoisse ? Mais ces sujets sont malgré tout accessibles à la musicothérapie parce que la perception, la sensibilité, l’émotion et la mémoire musicales peuvent survivre longtemps après que les autres formes de mémoire ont disparu[3]. »
Oliver Sacks enchaîne ensuite avec plusieurs exemples, comme cet homme, qui écrit au sujet de son épouse :
« En dépit de sa maladie – diagnostiquée depuis sept ans au moins – l’essentiel de sa personne a miraculeusement survécu. (…) Elle joue du piano plusieurs heures par jour, et fort bien. Pour l’instant, elle ambitionne de mémoriser le Concerto pour piano en la mineur de Schumann[4]. »
Oliver Sacks évoque également un pianiste renommé qui, à 88 ans, a de plus en plus de mal à parler, mais continue à enregistrer des pièces de Mozart ; d’un ancien baryton de 80 ans atteint depuis treize ans, qui a tout oublié de sa vie mais se souvient de toutes les œuvres qu’il a chantées, et est toujours capable de les interpréter.
Il conclut son ouvrage ainsi :
« Pour les sujets engloutis dans leur démence, la musique n’est pas un luxe, mais une nécessité, et elle a le pouvoir à nul autre pareil de les rendre à eux-mêmes et à autrui, pendant quelques instants au moins[5]. »
Maintenant, vous vous posez sans doute cette question : peut-on obtenir ce même effet avec des malades d’Alzheimer qui n’ont jamais été musiciens ?
Les trois promesses cliniques de la musicothérapie contre Alzheimer
Le livre d’Oliver Sacks a été originellement publié en 2007, et lui-même est décédé en 2015, à l’âge de 82 ans.
Mais dans ce court laps de temps, plusieurs chercheurs ont voulu mieux comprendre cette « robustesse des activités musicales au regard de déformations cérébrales constatées » chez les malades d’Alzheimer[6] et explorer quelles améliorations thérapeutiques on peut en attendre.
Deux de ces chercheurs, Emmanuel Bigand et Barbara Tillmann, ont sorti un livre en septembre dernier, La Symphonie neuronale, qui aborde ces découvertes.
Ils proposent une explication à l’effet de la musique sur les malades atteints de démence : le « sens » de la musique s’ancrerait dans des structures du cerveau beaucoup plus profondes et anciennes que celles atteintes par Alzheimer.
Actuellement, cette spécificité de la place de la musique dans le cerveau humain rend trois services aux malades d’Alzheimer.
1 – le pouvoir « madeleine de Proust » de la musique
Pas forcément besoin, tout d’abord, d’être musicien pour tirer profit de la profondeur à laquelle la musique s’installe en nous : l’écoute d’une seule chanson est capable de réveiller en vous des souvenirs liés à des circonstances précises.
Des moments heureux ou tristes, des moments ensoleillés ou pluvieux, des années d’enfance ou d’étude.
La musique a cette capacité de nous « transporter » immédiatement dans une époque révolue, apportant avec elle tout un cortège de détails que l’on croyait oubliés.
Chez les patients atteints d’un stade léger à modéré de la maladie, la simple écoute de musiques liées à des évènements de leur vie est employée dans des thérapies de « réminiscence » avec des résultats probants : leurs tests de mémoire ont de bien meilleurs résultats, et leur anxiété diminue[7].
2 – le pouvoir « revitalisant » de la musique
Mais la musique, même inconnue, peut avoir des bienfaits sur les malades d’Alzheimer (tout comme pour les patients atteints de Parkinson ou se remettant d’un AVC, mais je vous en reparlerai dans un autre message) :
« il n’est pas rare de voir un individu mutique depuis le début des séances se réveiller soudainement et se mettre à danser, même si les conditions physiques le lui permettent à peine »[8]
Oliver Sacks lui aussi parle du « passage immédiat de l’inattention à l’attention », même chez des déments profonds : « Les patients apathiques s’animent s’éveillent, tandis que les agités se calment »[9]
La musique les fait également sortir de leur « bulle » et interagir soit avec d’autres patients, soit avec les thérapeutes.
3 – Des malades d’Alzheimer qui réapprennent à apprendre !
Le bienfait le plus étonnant de la musique sur les malades d’Alzheimer, et qui prouve que celle-ci emprunte décidément des « circuits » différents dans le cerveau, est le retour de la faculté d’apprendre.
Alzheimer se résume souvent à ce triste verbe : « oublier ».
Mais au début des années 2010, des ateliers de musique auprès de malades d’Alzheimer ont démontré qu’il était possible de leur faire apprendre de nouvelles chansons, mais aussi de nouvelles danses (comme des pas de tango) et de « cultiver » ces apprentissages.
Pour une fois, ce n’est pas une étude scientifique que je vais citer en source, mais un film documentaire : il s’intitule La Mélodie d’Alzheimer et nous montre, pas à pas, comment ces ateliers ont « réveillé » la faculté d’apprendre chez des patients atteints d’Alzheimer.
Vous pouvez consulter la bande-annonce de ce film en cliquant sur le lien en source[10].
Mon conseil : n’attendez pas Alzheimer pour développer votre sens de la musique, que vous soyez d’ailleurs musicien ou non.
Si vous avez le courage d’apprendre à jouer d’un instrument, c’est évidemment encore mieux, mais apprendre par cœur une chanson que vous aimez est déjà un bon début ; nous savons maintenant que la neuroplasticité nécessaire à l’apprentissage de la musique n’est pas liée à l’âge : c’est possible à tout moment de la vie !
Plus vous vous exercez, plus vous vous rendez votre cerveau « souple » !
Et c’est probablement l’une des plus belles et agréables façons de garder un cerveau jeune !
Portez-vous bien,
Rodolphe
[1] https://www.youtube.com/watch?v=tDtYkxSCV18
[2] Oliver Sacks, Musicophilia, trad. Christian Cler, éd. Du Seuil, Paris, 2009
[3] Oliver Sacks, op. cit., p.413
[4] Ibid., p.414
[5] Ibid., p.426
[6] E. Bigand, B. Tillmann, La Symphonie neuronale, humensciences, Paris, 2020, p.183
[7]La Symphonie neuronale, op. cit., p.195
[8] Ibid., p.196
[9]Musicophilia, op.cit., p.420
[10] http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/41570_1
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En soumettant mon commentaire, je reconnais avoir connaissance du fait que Total Santé SA pourra l’utiliser à des fins commerciales et l’accepte expressément.
Bon j’ai écouté la sonate composée par ce chirurgien . Sans commentaire
On nous dit qu’il se passionna pour Chopin Je répondrai qu’il n’a pu appréhender sa musique parce qu’il a commencé trop tard .Chopin donnait de la couleur avec sa main gauche je ne l’ai pas retrouvé dans sa musique ni le romantisme d’ailleurs Quand je pense que moi à l’âge de 8 ans j’étais fou d’une mélodie venue d’une autre galaxie attention ça n’a pas pris une ride depuis 1965 c’était les prémices du jazz funk du groupe anglais Shakatak avec 10 touches de piano à la seconde evidemment que mon cerveau s’est engrammé de cette architecture musicale
https://www.youtube.com/watch?v=5TmisINF73A&list=PL26uU88WFzaphAVQtjl2BflR6EYMPf32l&index=13
J »ai l’impression que nous sommes entrés dans les ténèbres d’un Moyen Age musical
Vous pouvez écouter quelques unes de mes composition :
https://soundcloud.com/olivier-barraille/prelude-n18wma
https://soundcloud.com/olivier-barraille/ninon-saudade
https://soundcloud.com/olivier-barraille/treize-no-l*https://soundcloud.com/olivier-barraille/roland-garros
https://soundcloud.com/olivier-barraille/treize-no-l
j’ajoute que je suis prête à aider des personnes qui auraient des questions sur la pratique de l’écoute musicale, ou autre
les cours sont un peu difficiles avec une lettre mais je pense pouvoir répondre à des questions , et peut être aider, du moins je peux essayer
Bonjour madame,
auriez vous une explication sur l’état déplorable de la musique actuelle : pourquoi est elle si laide et pourquoi le public y adhère ?
Merci de votre réponse
bonjour
votre article ne peut que confirmer ce que je vis au quotidien: je suis pianiste professionnelle et tente malgré tout de donner encore qqn concerts malgré la pandémie, mais je travaille chaque jour la musique , je donne aussi des cours à des adultes en perdition en cette période chaotique et les résultats sont particulièrement positifs
j’incite les personnes en difficulté à se mettre à un instrument, moi je tiens debout depuis plus de 60 ans malgré les coups durs de la vie; On me dit « forte » je crois que je suis seulement tenue par mon amour et ma pratique quotidienne de ces ondes extraordinaires que sont celles de la musique
merci pour votre article
Isabelle Lecerf Dutilloy
Bonjour Rodolphe .Vous avez écrit une lettre sur l’accompagnement des personnes atteintes par la maladie d’Alzheimer.J’ai perdu ce texte important .
Merci beaucoup .André.
Bonjour André,
Toutes les lettres que Rodolphe écrit sont sur ce site, vous pouvez utiliser le moteur de recherche pour retrouver la lettre en question.
Bien cordialement,
L’équipe d’Alternatif Bien-Être
Merci beaucoup pour ces belles informations
Je suis très touchée par la qualité de la présentation du sujet qui rend si bien la portée de la musique et donne envie de répandre cette musicothérapie.
Merci beaucoup !
Merci beaucoup pour cette decouverte de la musique pour nous qui sommes atteint de perte de la mémoire..!
Quelle difference avec le diagnostic d’Alzheimer?
merci pour ce courrier plein d’espoir , 88 ans dans 3 mois et ce qui m’inquiète le plus c’est la perte
de la mémoire c’est a dire de sa vie ; car c’est la vie que nous avons vécu qui nous aide a vivre !
c’est notre histoire , nos amis , nos voyages , nos rencontres , nos succès , nos efforts , nos risques , nos échecs qui nous faisait « grandir » et aimer la vie . Merci encore .
Merci beaucoup pour ces articles sur la musique, si précieuse ,le chant aussi apporte la joie et permet de dépasser des moments difficiles..Cependant je voudrais vous poser une question, connaissez vous la syllogomanie qui se rapproche des tocs d’accumulation?Mon mari en souffre, son père en souffrait, je crois que c’est lié à un souci avec la dopamine.C’est pour moi très difficile de survivre au milieu de tous ses objets et de voir la place se restreindre, d’affronter l’aggressivité liée au fait d’essayer d’enlever etc.Pourtant mon mari est guitariste depuis l’age de 16 ans.Et c’est très important pour lui.Comment pourrait-on améliorer cet état, que faire en musique et pas seulement? Je suis parfois très triste et angoissée face à cet avenir fermé, la musique pour l’instant n’a pas tout résolu mais peut-être évité que ce soit pire.Que faire d’autre?Merci de votre écoute et de vos conseils
cà , c’est une super idée qui pourrait se développer pour le bien de tous
Je confirme l’état de bien être et la mémoire de la musique chez le malade Alzheimer. Ma mère est une ancienne musicienne pianiste qui a toujours joué « à l’oreille » sans notion de solfège. Continuer à jouer au piano et chanter à été un bonheur malgré l’avancée dans la maladie. Aujourd’hui elle hésite à me reconnaître , a beaucoup de mal à boire seule ..mais est capable de chanter juste toutes les paroles d’une ancienne chanson . Et elle fredonne à l’écoute d’un air connu. Elle en éprouve un réel plaisir très palpable. Alzheimer a été diagnostiqué il y a 10 ans, elle a 94ans..reçu de ces témoignages pour aider les personnes atteintes de ces dégénérescences à continuer à ressentir les petits bonheurs de la vie et pour que leur entourage sache les y aider !MCG
Qui comprend la raison profonde de cette « disponibilité » et « révélation » à la musique ?
Est-ce notre cerveau ?
Merci de me fournir si possible une réponse.