Chers amis,
En ce dimanche de passage à l’heure d’été, et donc de retards prévisibles dès demain dans les écoles, les bureaux et les rendez-vous – le changement d’heure, dans ce sens-là, demande une plus forte adaptation car l’on perd une heure de sommeil – j’aimerais vous parler de celles et ceux chez qui ce retard n’a rien… de ponctuel (vous l’avez ?).
Autrement dit, de celles et ceux qui, quelles que soient les conditions météo, de circulation, voire d’alignement astronomique, sont systématiquement en retard.
Vous connaissez forcément au moins l’une de ces personnes. Peut-être même en êtes-vous !
Signe distinctif : quand l’une de ces personnes arrive ou fait quelque chose dans les temps, c’est un évènement.
Un tel « trait de caractère » peut sembler banal, presque anecdotique.
Mais si l’on gratte sous la surface, si l’on pose sur ce comportement le regard nuancé de la psychologie et des neurosciences, un paysage riche de significations se dessine.
Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, être en retard de façon chronique n’est pas, ou pas seulement, une question d’organisation.
C’est un message silencieux du cerveau, un écho de votre monde intérieur.
« Grrrr… encore en retard !! »
Côtoyer une personne toujours en retard, que ce soit dans la famille, parmi ses amis ou ses collègues, vous fait passer de l’agacement à la résignation, de la colère au soupir.
Face à ses retards répétés vous pouvez soit vous énerver, soit vous adapter (c’est-à-dire prendre votre – enfin, son – mal en patience, ou vous-même partir du principe que vous arriverez un quart d’heure plus tard), voire, de guerre lasse, couper les ponts.
Le personnage principal d’une série de romans que j’ai lus il y a une vingtaine d’années a un système : au début de chaque nouvelle relation, il accorde à la personne un quota de tolérance en minutes en retard. Si la personne, accumulant les minutes de retard à l’occasion de chaque nouveau rendez-vous, atteint son quota, le héros rompt[1].
Évidemment cette manière de faire n’est pas très romantique (ce « héros » est, objectivement, un mufle).
Quand on aime ou apprécie quelqu’un, on « supporte », voire on accepte ses retards perpétuels, même si cela est pénible, voire exaspérant.
Mais que se passe-t-il dans sa tête pour ne jamais parvenir à être à l’heure ?
Le cerveau immature
Il faut, pour commencer, aller voir ce qui se passe dans celle des enfants, et des adolescents.
Être ponctuel demande une maturité cérébrale que les très jeunes enfants n’ont pas.
Tous les matins, c’est sa mère ou moi qui devons rappeler à notre fille de six ans de se brosser les dents, de s’habiller et d’être prête à partir à l’école dans les temps.
C’est en fin de compte normal : elle est encore trop jeune pour « gérer » le temps dont elle dispose le matin de façon à ne pas être en retard lorsque la sonnerie retentit.
Mes deux autres enfants, âgés de 10 et 13 ans, sont eux parfaitement autonomes à ce compte.
Toutefois, l’immaturité peut perdurer au-delà de l’adolescence, et se manifester par une difficulté à anticiper les conséquences de ses actes (comme les répercussions sociales d’un retard), par une faible tolérance à la frustration, menant à privilégier les plaisirs immédiats ou par une gestion défaillante des fonctions exécutives : mauvaise planification, impulsivité, distractibilité (souvent liée à un développement inachevé du cortex préfrontal[2] – je vais y revenir).
Alors pourquoi des adultes achevés, dont le développement cognitif est a priori arrivé à maturité, continuent-ils à être régulièrement en retard ?
Une perception altérée du temps
J’ai, dans mon proche entourage, une telle personne.
Dire d’elle qu’elle est « toujours en retard » serait en fin de compte réducteur.
C’est tout son rapport au temps qui est différent.
Je lui ai, à trois reprises et en guise de clin d’œil appuyé, offert une montre. Mais soit elle oublie de la mettre, soit quand elle la met… la montre cesse de fonctionner !
(pour ma part, j’ai un problème bien différent : mes montres, et même mes téléphones successifs, finissent par avancer)
J’ai l’intime conviction qu’elle fait partie de ces personnes qui ont ce qu’on appelle une perception altérée du temps.
Pour elles, dix minutes semblent en durer deux.
Elles sous-estiment systématiquement la durée d’une tâche, ou surestiment leur capacité à tout faire dans un laps de temps réduit.
C’est un biais cognitif bien connu : le biais du présent[3].
Il vous pousse à privilégier les plaisirs immédiats, au détriment des conséquences futures. Une pulsion que votre cortex préfrontal, siège des fonctions exécutives, devrait normalement réguler. Mais chez certains, cette zone clé fonctionne en sous-régime.
Et cela est, très souvent, associé, à une autre tendance : la procrastination.
Une difficulté à passer à l’action
On réduit souvent la procrastination au fait de tout remettre au lendemain, autrement dit à une forme de paresse, de langueur.
En réalité, le problème est plus profond, et s’exprime souvent par une diminution de la matière grise dans le cortex préfrontal[4].
Cette région du cerveau est responsable de la prise de décision, du contrôle des impulsions et de la gestion du temps. Une altération de cette zone peut donc entraîner des difficultés à planifier et à respecter les horaires.
(c’est la raison pour laquelle la procrastination et la difficulté de passer à l’action sont des « effets secondaires » bien connus chez les fumeurs réguliers de cannabis, cette habitude brisant les connexions neuronales et faisant baisser la matière grise[5])
La procrastination est donc moins une paresse qu’une difficulté à composer avec l’anxiété, à hiérarchiser l’urgence. Le cerveau, submergé, repousse. Et avec le retard vient la culpabilité.
La psychologie moderne a mis le doigt sur un mécanisme troublant : chez certains, le retard récurrent traduit une difficulté à gérer le temps, oui, mais aussi à gérer ses émotions.
Le retard est parfois une façon – inconsciente – d’éviter quelque chose. Peur du jugement ? Stress d’une tâche à accomplir ? Besoin d’attention, voire refus latent de se soumettre à une norme sociale imposée ? Les raisons sont multiples.
Il existe même un lien avec certains profils neurologiques comme le TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité), dans lequel la perception du temps elle-même est altérée.
Pour ces personnes, l’instant présent occupe tout l’espace mental. Et le « quart d’heure d’avance » dont parlent les gens ponctuels leur paraît tout simplement… abstrait.
Mais le retardataire ne dit pas toujours « je suis dépassé ».
Parfois, il dit : « je suis au-dessus ».
Quand le retard devient une psychopathologie
Dans certains cas, le retard chronique peut en effet révéler des traits de personnalité bien plus profonds : narcissisme, immaturité, voire manque d’empathie.
La personne en retard chronique peut, sans en avoir conscience, considérer son propre temps comme plus précieux que celui des autres.
Comme si sa présence valait l’attente.
Comme si les règles sociales ne s’appliquaient pas à elle. Ou qu’elle bénéficiait d’un « passe-droit », d’une dérogation, liée à sa propre valeur perçue.
Ça n’est pas pour rien que l’on prête à Louis XVIII cette phrase : « La ponctualité est la politesse des rois. »
Ce monarque de la Restauration avait bien compris qu’après la Révolution française, même le roi ne pouvait plus se croire au-dessus de toutes les lois humaines et sociales !
Or, de fait, la ponctualité est une règle sociale fondamentale, et c’est collectivement que l’on s’y conforme… quelle que soit la façon dont on s’y conforme.
Je m’explique.
Vous savez que plus on descend dans le sud, moins le concept de « ponctualité » est rigide.
Cela peut s’appliquer à l’Europe vs l’Afrique, mais pas seulement : je me souviens avoir été frappé, lorsque j’ai débarqué pour la première fois à Okinawa, du peu de cas que faisaient les Okinawaïens des horaires, quand leur respect est sacro-saint dans tout le reste du Japon.
Mais à Okinawa il est socialement accepté de ne pas se mettre la rate au court-bouillon pour arriver à l’heure.
C’est donc en fonction de l’endroit où vous vivez que votre « rapport au retard » peut dénoter une forme d’irrespect pour les règles de vie en commun.
Les retards fréquents de certaines personnes dans un environnement où la ponctualité est importante trahissent le fait qu’à leurs yeux, les règles ne s’appliquent pas à elles : elles peuvent considérer les horaires comme une contrainte réservée aux autres.
Au-dessus des horaires, au-dessus des autres
C’est là que la psychologie parle de sentiment de supériorité. Et que l’on décèle un déficit d’empathie. Le retard n’est plus un simple incident, mais une manière d’être au monde.
Le narcissisme implique une tendance à accorder une attention démesurée à soi-même, à ses besoins et à ses désirs.
Les personnes narcissiques minimisent souvent l’importance du temps des autres : le fait d’être en retard ne les affecte pas car elles estiment que leur présence justifie l’attente.
« Si je compte pour toi, semblent-elles dire, tu dois compter les minutes avant que j’arrive enfin. »
La psychologue Stéphanie Thévenet résume très clairement ce trait :
« Être en retard, c’est briller par son absence… C’est une manière de montrer (ou faire croire) à l’autre que notre emploi du temps est rempli de manière optimale. Quand j’étais ado, le père d’une copine disait “ça fait riche d’être en retard”. C’est une manière de se rendre important, demandé, ce que n’est pas l’autre puisque ponctuel. Cela trahit une excessive estime de soi et un narcissisme exacerbé qui ne permet pas de considérer et respecter le temps de l’autre. Certaines personnes ont une structure psychique telle qu’elles ne ressentent aucune empathie. Profondément égocentriques, elles ne sont pas en capacité à sortir d’elle-même, de leurs besoins, de leurs désirs, et les autres doivent se plier à ce désir. Elles n’ont pas le sens de l’autre.[6] »
Cette absence d’empathie est un trouble psychiatrique à part entière, et être systématiquement en retard en est un symptôme bien marqué[7].
L’empathie est, vous le savez, la capacité à comprendre, voire ressentir, les sentiments des autres, à vous mettre à leur place.
Or un manque d’empathie peut amener une personne à ignorer l’inconfort ou la frustration que son retard peut causer, à ne pas se représenter la perspective temporelle des autres.
Bien sûr, tous les retardataires ne sont pas narcissiques.
Mais il est essentiel de s’interroger sur ce que notre manière de gérer (ou de désorganiser) le temps raconte de nous… y compris si l’on est trop à cheval sur la ponctualité !
Les « ponctuels de naissance » et les « retardataires congénitaux »
Il faut, bien sûr, veiller à ne pas tomber dans l’extrême inverse, c’est-à-dire une ponctualité psychorigide.
Ce héros un brin mufle dont je vous parlais plus haut illustre bien l’attitude de nombreux « ponctuels de naissance » : ils vivent les retards des autres comme une agression, un manque de respect, voire un sabotage organisé de leur emploi du temps.
Et pourtant, je vous le disais, les retardataires chroniques ne sont pas (tous) de fieffés égoïstes ou des rebelles sans cause.
Voici donc quelques conseils, s’adressant aussi bien aux « ponctuels de naissance » qu’aux « retardataires congénitaux ».
Si vous subissez trop les retards des autres
Voici quelques tactiques qui évitent la crise de nerfs :
- Arrêtez de compter les minutes.
Cela ne changera rien, sauf votre tension artérielle. Prévenez plutôt : « Je t’attends 10 minutes, ensuite je commence sans toi. » - Occupez votre attente.
Prévoyez un livre, un podcast, un appel à passer. Le temps « perdu » peut devenir du temps pour soi (Proust en savait quelque chose !) - N’accumulez pas la rancune.
Le retard chronique est rarement intentionnel. L’interpréter comme un affront personnel fait plus de mal que de bien. - Faites preuve d’humour.
« Ah tiens, pile à l’heure selon le fuseau horaire des Galápagos ! » – parfois une blague vaut mieux qu’un reproche.
Si vous êtes un(e) indécrottable retardataire
Voici quelques pistes simples pour tenter d’améliorer les choses :
- Anticipez votre propre tendance à sous-estimer le temps.
Vous croyez qu’il vous faut 5 minutes pour vous préparer ? Mettez-en 15. Votre cerveau vous ment. Gentiment, mais il vous ment. - Mettez des alertes… puis une deuxième, puis une troisième.
La première alarme vous avertit, la seconde vous prévient, la troisième vous sauve. - Utilisez la technique des « points d’étapes ».
Plutôt que de viser « être prêt à 8h », visez « avoir fini de déjeuner à 7h15 », « être habillé à 7h30 », etc. Diviser (ou découper), c’est régner. - Transformez la ponctualité en plaisir.
Offrez-vous une récompense si vous arrivez à l’heure trois fois de suite. Même petite (un excellent chocolat noir, par exemple).
Et surtout : soyez indulgent envers vous-même. Se réconcilier avec le temps, c’est un travail de fond. Et souvent… une guérison.
Portez-vous bien,
Rodolphe
[1] Il s’agit de Costals dans la série de romans Les Jeunes Filles de Montherlant.
[2] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/15668099/ – Laurence Steinberg, « Cognitive and affective development in adolescence », in. Trends in Cognitive Sciences, 9 février 2005
[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Present_bias – « Present bias » (fiche Wikipedia)
[4] https://insightspsychology.org/the-neuroscience-of-procrastination/ – « The Neuroscience of Procrastination : What Happens in your Brain ? », in. Insights Psychology, 29 novembre 2024
[5] https://www.lemonde.fr/sante/article/2014/11/10/le-cannabis-pete-les-cables-du-cerveau_4521478_1651302.html – Sandrine Cabut, « Le cannabis pète les câbles du cerveau », in. Le Monde, 19 août 2019
[6] https://stephanie-thevenet.fr/actualites/etre-en-retard.htm – Stéphanie Thévenet, « Être en retard », site de l’auteur, 27 août 2020
[7] https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC2206036/ – Jean Decety & Yoshiya Moriguchi, « The empathic brain and its dysfunction in psychiatric populations : implications for intervention accross different clinical conditions », in. Biopsychosocial Medicine, 16 novembre 2007
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En soumettant mon commentaire, je reconnais avoir connaissance du fait que Total Santé SA pourra l’utiliser à des fins commerciales et l’accepte expressément.
Les n=béarnais doivent avoir une baisse de matière grise dazns le cortex car une des phrases qu’on entend le plus du coté de Pau est : « Le quart d’heure béarnais », ce qui m’a toujours irrité en tant que parisien
Tout faux
Je suis en retard depuis toujours. Tout le monde s’accorde sur le fait que je suis une personne généreuse et l’empathie est probablement un de mes traits de caractère très clairement reconnu par tout mon entourage. Je ne souffre d’aucun problème médical ni trouble psychologique, je n’utilise pas des substances neurotoxiques. Je suis très sociable et respectueuse des autres. Plus je les respecte et plus le rdv est important pour moi, plus je suis en retard. Une rebelle ? Probablement mais….je suis assez rigoureuse pour tous les autres aspects de la vie sociale et je respecte toutes les autres règles sociales. Je suis très active et aucune trace de procrastination. Un rapport au temps certainement surprenant car je veux toujours remplir mon programme de journée de façon maximale alors qu’il est évident qu’il y a trop de tâches pour le temps donné…. Mes collègues et amis considèrent cela comme une fantaisie et une immense énergie…. Je suis certainement très créative mais esprit scientifique. J’ai du me battre dans ma jeunesse pour avoir ma place dans la famille et la société ( en arrivant dans un pays nouveau ce n’est pas toujours facile) mais je n’ai jamais été une victime de quoi que ce soit. Alors les causes de mon perpétuel retard toujours inconnues…. Heureusement je n’ai jamais perdu d’amis. Juste un travail intéressant et très bien rémunéré car je suis arrivée à l’entretien d’embauche avec plus d’une heure de retard. J’ai rencontré des personnes âgées eten chemin qui avaient besoin d’aide