Chers amis,

Avertissement : sujet polémique.

Et cependant anodin pour beaucoup.

C’est ce qui en fait tout le danger.

De la bande dessinée encore. Mais…

A la maison, quand j’étais petit, nous avions une bibliothèque entière remplie des grands classiques de la BD franco-belge : Tintin, Astérix, Gaston, Lucky Luke, les Schtroumpfs… et Spirou.

Spirou n’est pas forcément le plus connu de tous, surtout aujourd’hui. C’est en revanche le plus ancien, après Tintin.

Créé en 1938, il a connu plusieurs dessinateurs successifs (le plus connu étant Franquin, le créateur de Gaston), et il y a aujourd’hui plusieurs dizaines d’albums de ses aventures sur le marché.

L’un d’entre eux, paru en 1985 et signé par le tandem Tome & Janry, est assez visionnaire ; il met Spirou et Fantasio aux prises avec une intelligence artificielle tellement avancée qu’elle échappe à son créateur : Qui arrêtera Cyanure ?

C’est là, vous l’avez compris, que j’ai pris l’objet de cette lettre : Qui arrêtera Censure ?

Car contre toute attente, le dernier album du gentil Spirou, « champion de la bonne humeur » comme le proclamait au siècle dernier le journal portant son nom, vient de se faire censurer… par son propre éditeur (on n’est jamais mieux trahi que par les siens).

Plus d’un an après sa parution.

Pourquoi ?

C’est une histoire assez rocambolesque, et caractéristique de notre époque où la bêtise et la lâcheté se cachent derrière la bien-pensance.

« Aucun rapport avec la santé ! » vous dites-vous peut-être.

Détrompez-vous ; étrangement ce Spirou censuré prenait pour cible… la malbouffe.

Si si !

Un album de BD exécuté en deux minutes sur TikTok

Mais d’abord, un bref résumé des faits.

L’album censuré, le voici :

Il s’intitule Spirou et la Gorgone bleue, et il est signé de deux vétérans de la BD franco-belge, Dany et Yann (je vais y revenir).

Depuis sa parution en septembre 2023, cet énième album de Spirou (hors-collection, il ne porte même pas de numéro) menait sa petite vie commerciale.

Ce n’était ni un carton, ni un échec.

Mais voilà qu’une inconnue – ou une influenceuse peut-être, à ce stade je n’arrive pas à faire la différence – publie, le 29 octobre dernier, une vidéo de deux minutes montre en main sur le réseau social TikTok où elle se dit scandalisée par ce livre, qu’elle juge, je cite, « méga-raciste »[1].

Elle accuse en effet les noirs d’être représentés, dans cet album, « comme des singes ».

Il n’a pas fallu attendre 48 heures pour que l’éditeur, Dupuis, retire le titre de la vente, en se confondant en excuses[2].

Que vous approuviez ou non cette décision et les arguments y ayant conduit, il faut d’abord observer ceci : c’est l’incroyable puissance de frappe des réseaux sociaux.

Il a en effet suffi d’une vidéo de 2 minutes publiée sur TikTok par une jeune femme sortie de nulle part pour littéralement exécuter en place publique cet album qui jusque-là ne faisait pas de vague.

On a vu, dans son sillage, les bonnes consciences habituelles des médias mainstream hurler avec les loups, dont le moraliste cathodique Jean-Michel Apathie dans l’émission bien-sous-tous-rapports, « Quotidien »[3].

C’est dire, aujourd’hui, la déroutante influence de parfaits inconnus, capables de droit de vie ou de mort sur des travaux et des gens que, de toute évidence, ils ne connaissent pas et ne comprennent pas, et qu’ils jugent à l’emporte-pièce.

Censuré un jour, collector le lendemain

Mais la censure reste la censure : censurez un livre ou un film, et il devient immédiatement attirant.

Quelques heures seulement après l’annonce de Dupuis, tous les revendeurs (Fnac, Amazon et consorts) avaient épuisé leurs exemplaires de la Gorgone bleue, et l’album a vu sa cote grimper brusquement, comme ici sur « Le Bon Coin » :

Bref, cet album jusque-là presque confidentiel, est brusquement devenu collector.

En cherchant à éviter à épargner au public cet ouvrage décrété du jour au lendemain « offensant », l’éditeur auto-censeur a d’abord attisé la curiosité envers le titre !

Moi-même, qui y avais été totalement indifférent au moment de sa sortie, ai tout à coup voulu le lire afin de découvrir ce qu’il y avait de si scandaleux dedans.

Un ami, honnête bédéphile que je ne pouvais soupçonner de racisme (principale accusation envers ce Spirou), m’a donc prêté son exemplaire.

Ce que j’y ai découvert ?

Rien de choquant. Rien de raciste. Au contraire ! A mes yeux en tout cas.

Mais des choses plus troublantes en revanche. Que n’ont visiblement pas vues les contempteurs de ce livre.

Et qui font de sa censure une ânerie d’autant plus tragique.

Des goûts et des couleurs, etc.

Je le confesse : je ne suis pas sur TikTok, et je ne « consomme » pas de vidéos TikTok. Je suis sans doute un vieux con, mais c’est comme ça.

Je me suis néanmoins rendu en tant que « visiteur » sur la page[4] de l’auteure de la vidéo qui a mené à la censure de ce livre, une certaine « chaa_pr » dont, jusqu’ici, le domaine de compétence relevait de la télé réalité et des séries TV.

Ses vidéos portent des titres annonçant la couleur : « Je donne mon avis sur tous les candidats de la Star AC », « Mon avis sur Popstars », « Mon avis sur la villa des cœurs brisés »

Cette jeune personne aime donc visiblement beaucoup donner son avis, et de préférence sur des émissions de téléréalité :

Sans juger des goûts de cette personne, force est de constater que l’entendre s’exprimer sur un livre ne pouvait provoquer qu’un choc des cultures et, pour dire le moins, un avis à prendre avec des pincettes.

Il y a, dans son regard sur cet album mettant en scène un personnage né en 1938 et animé par deux auteurs « classiques » de la BD franco-belge, un frappant gap culturel et générationnel.

Il y a aussi, il faut le reconnaître, soit de la mauvaise foi, soit de la bêtise : elle critique la première page de l’album (montrant une belle femme, ce qui est également un crime semble-t-il) en disant qu’elle ne « sert à rien » car il n’y a pas de dialogue… en oubliant (ou ignorant) que cette page se révèle, à la suivante, représenter une publicité au sein de l’histoire.

En d’autres termes, Charlotte alias « chaa-pr » a bien évidemment le droit de ne pas aimer cet album, et de le dire ; mais la réalité est qu’elle n’a pas compris ce qu’elle a eu, pas plus de quelques minutes (le temps de s’offusquer en deux-deux et de pondre sa vidéo), entre les mains.

D’une part, elle ignore visiblement tout des deux auteurs de l’album : le scénariste, Yann, étant connu pour son second degré féroce, et furieusement doué pour se moquer des totems de notre époque sans être iconoclaste.

Mais, passons sur le scénario : de toute évidence la critique de TikTok n’a pas lu la bande dessinée, elle a seulement regardé les images.

Le dessinateur, Dany, plus de 80 ans, est, lui, un vétéran du journal Tintin, s’inscrivant dans un style qu’il a toujours pratiqué tout au long de ses albums.

Ainsi, son style, et sa façon de se dessiner, en particulier pour cet album, ressortissent-ils de ce qui a de moins en moins droit de cité dans notre culture : la caricature.

Les Ayatollahs ont gagné

Oui, la caricature, tout simplement ; et j’ajoute : la caricature bienveillante.

On est bien loin des caricatures de Charlie Hebdo, que j’ai pourtant défendues il y a plus de quinze ans !

A l’époque tout le monde avait défendu, contre les Islamistes qui lui reprochaient d’avoir représenté le prophète, le journal satirique.

Mais on est également loin de l’époque où l’on défendait encore le droit à la caricature.

Dans ce combat, ce sont aujourd’hui les froussards, les ayatollahs de la pensée unique, ceux qui dictent dans les médias et sur TikTok ce qu’il est juste de représenter et de dire, qui ont gagné, contre la caricature.

Là où les Islamistes ont échoué, les influenceurs sur TikTok et les éditorialistes des médias mainstream ont réussi : il suffit d’une vidéo de deux minutes, d’un « billet d’humeur », pour censurer un livre ou briser une carrière.

Ces nouveaux ayatollahs sont non seulement les fossoyeurs du droit à la caricature, mais, tout simplement, de l’intelligence permettant plusieurs niveaux de lecture.

Autrement dit, ce qu’on appelle le second degré. Et tout simplement l’humour.

Or, dans cette histoire de Spirou, tout est caricature, et tout est humour.

Le scénariste Yann y imagine un porte-avion américain dont l’équipage entier est composé d’Afro-américains, et baptisé USS Obama.

Vous pouvez ne pas trouver ça drôle. Mais ça n’est certainement pas raciste, d’autant que tous les personnages de cet album sont des caricatures, à commencer par celui-ci :

Je ne vous fais pas l’affront de vous dire de qui ce dessin est la caricature : il vient d’être (ré)élu président des États-Unis.

Or, comme le rapporte précisément le dessinateur Dany dans une vidéo que je vous invite vivement à regarder[5], où l’un de ses amis congolais réagit à cette censure : « le fait de ne pas pouvoir caricaturer un noir est une forme de racisme : c’est l’exclure. »

Tous les personnages de cet album, dans la tradition non seulement de tous les Spirou, mais de la BD franco-belge humoristique, sont des caricatures : demander à ce qu’une catégorie de personnes y soit représentée de façon « réaliste » et pas d’autres, là serait le racisme.

Mais je vous l’annonçais, il y autre chose qui rend cette censure tragique et d’autant plus absurde.

Spirou contre la malbouffe

En effet, la « Gorgone bleue » du titre est un personnage qui a décidé de partir en croisade contre la malbouffe et, d’une manière plus générale, contre les dérives de l’industrie agro-alimentaire.

Le « méchant » de l’histoire, celui représenté par une caricature de Donald Trump, s’appelle Simon Santo – clin d’œil appuyé à Monsanto, entreprise américaine leader dans le domaine des OGM, et depuis absorbée par… Bayer, le géant pharmaceutique allemand.

Simon Santo, dans l’album de Spirou censuré, est à la tête d’un empire industriel produisant des engrais chimiques, des pesticides et des fast foods : « les MacBurgy ».

C’est contre tout cela que se « bat » la Gorgone bleues et ses amies ; on les voit ainsi, au début de l’album, attaquer l’un de ces fast foods :

Ce sont ces personnages que la caricature de Trump, dans la case que j’ai partagée avec vous plus haut, appelle les « écolo-pacifistes ».

Il faut noter que, comme toujours avec Yann et Dany, rien n’est tout blanc ni tout noir (sans jeu de mots) : le tandem se moque de tout le monde dans cet album, y compris de ces militantes écolo qui ont leur repaire dans un sous-marin caché sous un continent de déchets plastiques flottants !

Mais, jugez de la suprême ironie de la chose : cet album de bande dessinée est l’un des seuls, sinon le seul, à aborder frontalement la question des dangers de la malbouffe auprès du jeune public.

Cet album de bande dessinée est l’un des seuls, sinon le seul, à mettre en évidence les liens de corruption entre l’État (et, ici, même l’armée) et de puissantes industries polluantes.

Autrement dit, cet album de bande dessinée est l’un des seuls, sinon le seul, à inviter son (jeune) lecteur à réfléchir sur l’influence que la pub et les médias ont sur lui et sur ses habitudes de consommation : on l’engraisse, en intoxiquant aussi bien son corps que son cerveau.

Et il fait tout ça par le biais de la caricature.

La caricature, c’est grossir le trait, c’est rendre exagérément visible les traits distinctifs d’un visage, mais aussi d’un comportement, d’un système.

Et cet album de bande dessinée le fait très bien, en ciblant précisément l’industrie agro-alimentaire… et la complicité des médias.

Et c’est cet album-là qu’on censure.  

A qui profite la censure ?

La direction des éditions Dupuis, qui ont retiré de la vente cet album, est-elle lâche ou a-t-elle agi par calcul ?

Sans doute un peu des deux.

En ces temps où tout second degré a déserté le débat public et où il faut marcher sur des œufs lorsque l’on parle de toutes les minorités visibles, la décision de Dupuis passe pour une soumission complète à tous ces diktats, toutes ces susceptibilités, pour des raisons mercantiles.

Même si le calcul paraît hasardeux : la maison d’édition belge retire en effet de la vente un livre… que tous ceux qui le critiquent n’achèteront pas de toute manière !

On peut aussi se demander pourquoi Dupuis censure tout à trac une bande dessinée dans laquelle la principale personne caricaturée, Donald Trump, vient d’être élue président des États-Unis.

Autrement dit, Dupuis veut-il ménager les influenceuses TikTok qui se scandalisent à bon compte, ou entend-il ménager des susceptibilités, disons, plus haut placées ?

Sur ce chapitre, je laisserai la parole à la BD elle-même :

Réelles ou fantasmées, ces causes ont de toute façon le même résultat : en 2024, on censure en Europe des livres sous le seul prétexte qu’ils ont déplu à certains personnages incapables de les comprendre.

Ils finiront par brûler les livres

En tout début d’année, je vous avais justement écrit sur cette inquiétante tendance, outre-Atlantique, à censurer des livres parce qu’ils « froissent » les uns ou les autres.

Dans cette lettre intitulée « Ça censure »[6], je rappelais qu’aux États-Unis, plusieurs bibliothèques, y compris scolaires, avaient interdit plus de 3000 titres aussi divers que 1984 de George Orwell ou Ne Tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee.

Et ce, à la suite de « listes » de livres dont tout ou partie du contenu est susceptible de « pervertir » les enfants, ou d’aller à l’encontre de « valeurs » brandies par diverses associations moralistes.

Ce phénomène est en train de nous atteindre à notre tour.

Ces moralistes, ces ayatollahs de la bien-pensance, dressent leurs listes sur TikTok et sur les plateaux télé.

Ils décrètent ce que vous avez le droit de lire, ou pas.

C’est déjà inquiétant et outrageux en soi.

Mais ce n’est qu’une première étape. L’étape d’après, c’est l’autodafé.

Toutes les sociétés qui commencent par censurer et interdire des livres finissent par les brûler.

Je n’invente rien. Il suffit – une fois de plus – de regarder outre-Atlantique ce qui se fait déjà, comme au Canada, où 5000 manuels scolaires, romans et bandes dessinées ont littéralement fini dans un bûcher allumé dans une cérémonie de « purification par le feu ».

Pas au XIXème siècle. En 2019. Il s’agissait notamment d’albums d’Astérix, de Tintin et de Lucky Luke[7].

Aussi, je vous le dis, le danger n’est-il pas à prendre à la légère : sous couvert de bien-pensance, des influenceuses de TikTok et des éditorialistes de plateaux télé finiront bel et bien, un jour, par brûler des livres.

Et s’ils se défendent d’avoir craqué l’allumette, ce seront bien eux qui auront arrosé d’essence les livres qu’ils auront « dénoncé ».

Alors, que faire ?

Alors, que faire ?

D’une part, il faudrait inviter les influenceuses de TikTok, les éditorialistes moralistes des émissions TV, à lire et comprendre réellement les livres, avant de demander leur interdiction pour avoir pris au premier degré une poignée de dessins qui leur ont déplu.

Et, d’autre part, il faut dénoncer cette censure, et mettre face à leurs responsabilités ceux qui y cèdent en leur demandant de rétablir la diffusion de ce livre.

Vous pouvez le faire, en signant cette pétition :

Je signe : NON à la censure de « Spirou contre la Gorgone bleue » et des livres

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://x.com/CerfiaFR/status/1851990563223925018

[2] https://actualitte.com/article/120092/edition/dupuis-retire-un-album-spirou-de-la-vente-accuse-de-racisme – Hocine Bouhadjera, « Dupuis retire un album Spirou de la vente, accusé de racisme », site Actualitté, 31 octobre 2024

[3] https://www.tiktok.com/@quotidienofficiel/video/7432240290733329696

[4] https://www.tiktok.com/@chaa_pr

[5] https://www.lavenir.net/videos/2024/11/06/dany-s-explique-apres-ses-dessins-dans-un-album-de-spirou-mis-en-cause-pour-racisme-x850kpk/ – « Dany s’explique après ses dessins dans un album de Spirou mis en cause pour racisme » (vidéo), site L’Avenir, 6 novembre 2024

[6] https://alternatif-bien-etre.com/societe/ca-censure/ – Rodolphe Bacquet, « Ça censure », site d’Alternatif Bien-Être, 7 janvier 2024

[7] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1817537/livres-autochtones-bibliotheques-ecoles-tintin-asterix-ontario-canada – Thomas Gerbet, « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux autochtones, dont Tintin et Astérix », in. Radio Canada, 7 septembre 2021