Chers amis,

Si je voulais être certain de ne froisser ou fâcher personne, je laisserais sagement (ou lâchement) ce membre des « 7péchés capitaux » de côté.

Parler de gourmandise comme je l’ai fait la semaine dernière, ou d’avarice, comme je le ferai la semaine prochaine, c’est une chose… parler de luxure, et donc de sexualité, c’en est une autre.

Et particulièrement de nos jours !

C’est peut-être, au contraire, un indice qu’il est plus indispensable que jamais d’en parler.

Le miroir de nos tabous et de nos perversités

Le terme de « luxure » est relativement récent : il date du XIIème siècle, et vient des mots latins luxuria et luxus qui signifient « excès, débauche ».

L’affaire semble donc entendue : le péché de luxure, c’est la pratique d’une sexualité excessive.

Voilà, fin de la lettre.

Sauf que non, évidemment.

Si le mot « luxure » a moins de mille ans, ce qu’il désigne constitue un objet de condamnation morale aussi ancien que la culture humaine.

Et qui dépend étroitement de chaque culture.

Car, selon les lieux, les époques, les cultures, ce qui est répréhensible et considéré comme « excessif » en termes de sexualité ou relevant de la débauche varie fortement.

Les pratiques et les interdits sexuels ne sont pas figés.

Dans la Grèce antique, l’homosexualité est admise et même encouragée, les relations hors-mariage codifiées ; la pédérastie, définie par la relation entre un homme âgé et un adolescent[1], flirte même avec la pédophilie, « l’éromène » pouvant avoir 12 ans.

Dans l’Ancien Testament, au contraire, sont condamnées comme « pratiques abominables » les relations homosexuelles, adultérines et zoophiles, tout comme le fait d’avoir des relations sexuelles lorsque la femme a ses règles[2].

Autrement dit, ce qu’on entend sous le terme de « péché de luxure » nous tend un miroir de notre société, de ses tabous, et donc également de ses perversités.

Cette distinction culturelle reste prégnante à notre époque. Aujourd’hui, vous ne serez pas accusé pour les mêmes raisons de « perversité » selon que vous habitez Paris ou Téhéran !

Le seul tabou sexuel universel, c’est l’inceste[3] ; il est condamné partout de mémoire d’homme, aussi bien dans la Grèce antique – rappelez-vous la tragédie grecque Œdipe – que dans l’Ancien Testament, où elle est également étendue à la belle-famille.

Si le terme de luxure a moins de mille ans, l’idée de vice concernant la sexualité fait, cependant, partie de la liste originelle des Pères du désert.

Mais sous un autre nom.

Le démon de la fornication

Évagre le Pontique, qui recense la liste des « 8démons » à l’origine des 7péchés capitaux, parle en effet de « démon de la fornication » :

« Le démon de la fornication contraint à désirer des corps variés ; il attaque violemment ceux qui vivent dans l’abstinence, pour qu’ils cessent, persuadés qu’ils n’aboutiront à rien ; et, souillant l’âme, il l’incline à des actes honteux, lui fait dire certaines paroles et en entendre en réponse, tout comme si l’objet était visible et présent.[4] »

Évidemment, il faut lire ces lignes en gardant à l’esprit que les vices que nomme ici Évagre sont ceux qui tourmentent les hommes et les femmes ayant fait vœu de retraite spirituelle, d’abstinence, et donc de chasteté.

Le « démon de la fornication » ne réside donc pas tant dans les actes que dans les pensées : il « attaque le moine subitement […] surtout pendant la nuit […] et suscite en lui en peu de temps une passion violente […] le démon de la fornication envahit directement le corps pour l’enflammer[5] ».

On pourrait en conclure que les « péchés » auxquels conduit le démon de la fornication sont par conséquent, avant tout, ces dangers que dénonce également l’Ancien Testament, à savoir l’onanisme et les « pensées lascives ».

Je trouve cette définition beaucoup plus intéressante, puisque 18siècles plus tard, le « démon de la fornication » est au fond infiniment plus d’actualité que le seul « péché de luxure », qui recoupe tout et n’importe quoi.

La sexualité au XXIème siècle : le dire et le faire

Vous avez probablement eu des échos de la très récente enquête de l’INSERM sur la sexualité des Français, publiée le 13 novembre dernier[6].

Menée entre 2019 et 2023 auprès de 31 518 personnes âgées de 15 à 89 ans, résidant en France métropolitaine et dans quatre territoires ultramarins, elle offre un panorama inédit montrant que si les comportements sexuels évoluent, ils s’accompagnent aussi de nouvelles attentes et représentations et, de plus en plus souvent, de frustrations.

Ainsi, la fréquence des rapports sexuels a globalement diminué en France, ce qui concorde avec une baisse record de la natalité en France en 2023[7], même si on ne peut réduire la sexualité à la procréation.

Entre 2014 et 2022, les hommes déclarant avoir au moins un rapport par semaine sont passés de 64 % à 59 %, et les femmes de 49 % à 47 %…

… Et dans le même temps, le nombre de partenaires sexuels est « en forte hausse » par rapport à 2006, avec une moyenne de 7,9 pour les femmes et 16,4 pour les hommes.

Pour le dire autrement : on fait de moins en moins l’amour, mais avec de plus en plus de gens.

Comment expliquer cette évolution ?

Par deux bouleversements majeurs.

Sexualité : de l’intimité à la publicité

Beaucoup de commentateurs ont relevé, dans cette étude de l’INSERM, le fait que :

  • La masturbation est pratiquée par 72,9 % des femmes et 92,6 % des hommes ;
  • Les pratiques sexuelles telles que la fellation, le cunnilingus et la pénétration anale sont en hausse depuis 1992 ;
  • 69,6 % des femmes et 56,2 % des hommes considèrent l’homosexualité comme « une sexualité comme une autre ».

Toutes ces données connaissant une hausse significative depuis toutes les précédentes études.

Je ne ferai pas de jugement de valeur sur ces changements de pratique.

Pour une raison très simple : la sexualité, qu’il s’agisse de l’individu ou dans un couple, relève en principe de l’intimité.

Or on note une très nette tendance depuis le tournant du siècle : c’est le fait d’afficher publiquement ses préférences sexuelles.

Ce phénomène trouve son acmé avec les identités affichées de gens s’auto-étiquetant comme LGBT+ (lesbiennes, gays, bisexuels, trans, etc.).

Cela s’explique par le fait que ces orientations et ces identités sexuelles, considérées encore il y a peu comme déviantes (et elles le sont toujours dans de nombreuses sociétés, de la Russie au Maghreb) vivent leur reconnaissance comme une revanche : on est passé en quelques années de la honte à la fierté.

De l’exclusion à la revendication.

Aussi assiste-t-on aujourd’hui, en tout cas en Occident, à un total chamboulement chez les plus jeunes : c’est aujourd’hui d’abord par son orientation sexuelle et son genre que l’individu se définit socialement.

Il n’y a pas si longtemps, c’était la religion ou la classe sociale ; aujourd’hui, dans l’espace public, c’est avant tout le sexe d’un individu, et l’usage qu’il en fait, qui servent surtout à le « situer » socialement.

Dans ce cadre, l’hétérosexualité n’est qu’une case parmi d’autres au sein d’un véritable « tableau périodique des sexualités » – comme l’avait conçu Mendeleïev pour les éléments chimiques.

La sexualité est passée d’un fait intime à un fait public.

A ce bouleversement s’en est joint un second, technologique, quant à lui : l’omniprésence des écrans dans la vie sexuelle.

Sexualité : nous sommes entrés dans l’ère de l’écran total

Vous savez à quel point notre siècle, porté par des avancées technologiques vertigineuses, a modifié nos vies jusque dans les moindres recoins.

La sexualité n’y échappe pas.

Là où, il y a encore quelques décennies, les relations sexuelles se vivaient essentiellement dans l’intimité et à l’écart des regards, la technologie a peu à peu dématérialisé ce pan fondamental de notre existence.

Les écrans, ces compagnons de tous les jours, se sont insinués dans les désirs, les fantasmes et même la manière de vivre la rencontre amoureuse.

Des applications de rencontre aux réseaux sociaux, des films aux webcams, jamais dans l’histoire une telle accessibilité à des contenus et des partenaires potentiels n’avait existé.

Au cours des 25 dernières années, j’ai vu la proportion de mes ami(e)s rencontrant leur partenaire via des applications croître continument.

De fait, rencontrer un homme ou une femme dans la rue, au travail ou dans un train ou un bus, semble de plus en plus compliqué et « vintage » à une époque où le moindre geste ou regard de travers peut vous valoir une convocation au commissariat.

À l’inverse, le fait d’afficher clairement ce qu’on cherche et ce qu’on désire sur l’écran d’une application de rencontre peut paraître plus « safe » : le contrat est plus clair.

Mais il est aussi plus cru, et dépourvu de tout romantisme. 

Tinder, Bumble, Grindr… Ces noms sont devenus synonymes de l’amour à l’ère numérique. Les applications de rencontre permettent de connecter des personnes à des kilomètres de distance.

Ces plateformes favorisent une consommation de la relation amoureuse comme un bien jetable. Swipe à gauche, swipe à droite, comme on fait défiler les articles dans un catalogue.

En matière de sexualité et, plus inquiétant, d’amour, nous sommes aussi entrés de plain-pied dans une société de consommation.

Mais cette place immense qu’ont pris les écrans dans la vie sexuelle et amoureuse de nos contemporains va beaucoup plus loin. 

L’étude de l’INSERM indique ainsi que 33 % des femmes et 46,6 % des hommes ont expérimenté une activité sexuelle en ligne, et que les échanges d’images intimes concernent 36,6 % des femmes et 39,6 % des hommes de 18-29 ans.

Il n’y a pas à mettre en doute le fait que ce n’est que le début : nous sommes entrés, en matière de sexualité, dans l’ère de l’écran total.

Mais à quel prix ?

Quand la chair devient virtuelle

L’omniprésence de la pornographie en ligne est un premier exemple frappant.

Ce qui était autrefois caché dans des magazines, des cinémas spécialisés ou des vidéoclubs, est désormais à portée de clic.

Sans aucun contrôle : il y a deux mois, j’ai reçu un avis de l’école où est scolarisée ma fille de 9 ans comme quoi des camarades de son âge avaient fait circuler des vidéos porno sur leurs téléphones portables.

Ma fille n’a pas de téléphone et elle a, Dieu merci, échappé à cette exposition, mais le caractère incontrôlable de la pornographie via les écrans n’est pas une théorie : c’est une réalité préoccupante.

Cette accessibilité a non seulement transformé les habitudes de consommation mais aussi redéfini les attentes et normes sexuelles.

Beaucoup de jeunes adultes découvrent la sexualité à travers des contenus souvent irréalistes, où performance, violence, esthétisme et même caractère incestueux prennent le pas sur l’intimité et l’émotion.

Alors qu’à travers le procès des viols de Mazan la « culture du viol » et la prédation sexuelle sont interrogées, l’impunité de l’accès à ces contenus en ligne est aberrante.

Ainsi, le « démon de la fornication » des Pères de désert, qui se « résumait » il y a 18 siècles à un tourment intérieur difficile à éteindre, trouve-t-il aujourd’hui de multiples relais et incarnations omniprésentes.

La « luxure » était autrefois une condamnation sociale et morale. Le « démon de la fornication » est désormais une réalité banale et puissante, à laquelle les plus jeunes et fragiles d’entre nous sont exagérément exposés.

Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ?

Ces réalités chiffrées nous rappellent que la sexualité est avant tout le reflet de nos priorités, de nos choix et de nos modes de vie.

Si, à une époque, la luxure pouvait désigner une sexualité excessive, débridée, aujourd’hui cette sexualité essaie de survivre à la difficulté de trouver une connexion amoureuse et sensuelle réelle, profonde, parmi la multiplication de « démons de la fornication » sous formes d’écrans où pullulent apps et contenus pornographiques.

L’étude de l’INSERM révèle une explosion des usages des sites et applications de rencontres, où le choix semble infini mais où les relations restent souvent éphémères.

Les utilisateurs de ces applications cherchent-ils à multiplier les expériences… ou à combler un vide ?

Aborder la « luxure » aujourd’hui, ce n’est donc pas seulement parler de désir ou de plaisir, de tabou ou d’interdits, mais de l’étroite marge de manœuvre permettant de concilier nos aspirations intimes avec les contradictions du monde contemporain :

  • les préférences sexuelles comme principal marqueur d’identification sociale,
  • un accès virtuellement illimité à la chair via les écrans,
  • et des injonctions de plus en plus exigeantes en matière de consentement.

À bien des égards, je me sens chanceux d’avoir vécu les premières années de ma vie sexuelle et amoureuse – celles où l’on se construit – à une époque où les choses étaient à la fois plus simples et moins virtuelles.

Le contexte dans lequel mes enfants devront, eux, tomber amoureux et s’initier à la sexualité me semble, en comparaison, un palais des glaces : un labyrinthe tapissé de miroirs froids et trompeurs, menant 9 fois sur 10 sur une impasse.

Laissez-moi votre opinion sur cette question ô combien glissante mais capitale en cliquant ici.

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://plateformejonas.fr/wp-content/uploads/2022/07/La-Grece-antique-etait-elle-pro-pedophilie.pdf – Yousra Massoudi, « La Grèce antique était-elle pro-pédophile ? », in. JONAS, espace collaboratif contre la pédocriminalité, juillet 2022

[2] Lévitique 18, sg 21

[3] https://lejournal.cnrs.fr/articles/toutes-les-societes-font-de-linceste-un-tabou-mais-cette-universalite-revet-des-formes-tres – Anne Chemin, « Toutes les sociétés font de l’inceste un tabou mais cette universalité revêt des formes très différentes », in. Le Journal du CNRS, 7 avril 2021

[4] Cité dans Anselm Grün, Aux prises avec le mal, Editions de Bellefontaine, p.37

[5] Ibid.

[6] https://presse.inserm.fr/premiers-resultats-de-la-grande-enquete-nationale-contexte-des-sexualites-en-france-2023/69505/ – « Premiers résultats de la grande enquête nationale “Contexte des sexualités en France 2023” », site de l’INSERM, 13 novembre 2024

[7] https://www.vie-publique.fr/en-bref/296143-naissances-une-baisse-record-de-la-natalite-en-france-en-2023#:~:text=Lecture%20%3A%20Le%20nombre%20de%20naissances,Mayotte%20%C3%A0%20partir%20de%202014. – « 677800 bébés nés en France en 2023 : une baisse de la natalité sans précédent », in. Vie Publique, 19 novembre 2024