Chers amis,

En ce dimanche, je vous invite à faire une petite expérience :

Rendez-vous au Musée des Beaux-Arts le plus proche de chez vous, et observez attentivement toutes les peintures figurant des scènes d’extérieur.

Ne remarquez-vous pas un « gros » détail sur les personnages représentés, à toutes les époques, sur les toiles que vous voyez, si vous les comparez aux gens que vous croisez dans la rue ?

Je ne parle pas de l’accoutrement de ces personnages, qui varie d’un siècle à l’autre, d’un pays à l’autre ; je vous parle d’une caractéristique que tous les gens dans le passé partageaient… et que nous ne partageons plus.

Pour vous mettre sur la voie, regardez ce tableau bien connu :

Vous avez reconnu La Liberté guidant le peuple (dont le titre originel est Scènes de barricades), d’Eugène Delacroix.

Vous la connaissez par cœur ; durant des années si vous en aviez un fragment dans le portefeuille, c’était signe de bonne fortune (je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans, etc.).

Mais avez-vous noté cette caractéristique très visible, et que pourtant nous ne voyons plus : tous les personnages représentés ont la tête couverte

Plus exactement, tous les personnages vivants : les personnages au premier plan sont tête nue – ils sont morts. Encore voit-on leur couvre-chef à côté d’eux. A l’époque on cassait sa pipe comme on laissait choir son chapeau.

Nous l’avons oublié, mais durant la majeure partie de l’Histoire, porter un couvre-chef était aussi « normal » que, pour la plupart des gens aujourd’hui, posséder un téléphone portable.

Le couvre-chef était un objet utile, mais aussi un marqueur social. Sortir « tête nue » ou « en cheveux » était un manque de savoir-vivre, un signe d’extrême vulgarité ou, au mieux, d’étourdissement.

Le contraste est frappant avec la réalité d’aujourd’hui : plus personne ne porte de couvre-chef ; et celui qui sort dans la rue avec un chapeau ou un béret est facilement considéré comme un original ou un modiste.

Du pileus au canotier

Les hommes et les femmes se couvrent la tête depuis la plus haute antiquité.

Et depuis la plus haute antiquité, ce qu’on porte sur le crâne est aussi important que la raison pour laquelle on le porte (j’y reviendrai un peu plus loin) : c’est un signe social distinctif.

Dans la Grèce puis dans la Rome antiques, le « chapeau » le plus courant était le pilos (en grec), ou pileus (en latin) : il avait une forme conique, et était fait de feutre ou de cuir.

(homme coiffé d’un pilos, Grèce, 4è siècle av. J.-C.)

Il était porté par les ouvriers, les marins, les voyageurs et les esclaves affranchis ; autrement dit il permettait de distinguer les hommes du peuple, libres, à la fois des esclaves et de l’aristocratie.

Chaque époque a son couvre-chef populaire. On peut en suivre la mode dans les arts : le XIXè siècle commence avec le bicorne de Napoléon et s’achève avec les canotiers visibles dans les œuvres de Renoir et Manet.

Chez les femmes, le contraste entre les « coiffes » est encore plus fort : cela va du simple foulard ou capuchon chez les plus modestes, à des créations très sophistiquées chez les plus aisées, dotées de divers accessoires comme de la dentelle, des rubans, des fleurs.

Dis-moi ce que tu portes sur la tête, je te dirai qui tu es

Ainsi, durant des siècles – que dis-je, des millénaires – ce que vous portiez sur la tête vous « situait » dans la société.

Regardez les personnages du tableau de Delacroix : chacun porte un couvre-chef différent.

La figure centrale, souvent associée à Marianne, porte le fameux bonnet phrygien, symbole de liberté hérité du pileus dont j’ai parlé juste avant, car il « coiffait » les affranchis.

Aux pieds de Marianne, mi-implorant, mi-adorateur, se trouve un paysan, reconnaissable à son foulard noué sur la tête. C’est le couvre-chef le plus modeste qui soit.

A la gauche de Marianne, brandissant des pistolets, ce jeune garçon dont la légende dit qu’il aurait inspiré à Victor Hugo le personnage de Gavroche dans Les Misérables, est coiffé d’un béret béarnais, qu’une définition contemporaine de la peinture de Delacroix décrit comme « couvre-chef de laine, plat et sans bord, porté par les paysans du pays [1]»


[1] https://www.cnrtl.fr/etymologie/beret

A la droite de Marianne, ce personnage en redingote et cravate est coiffé d’un haut-de-forme, chapeau typique de la bourgeoisie : Delacroix nous montre ainsi l’union populaire des différentes couches de la société durant les émeutes insurrectionnelles contre le roi.  

Derrière l’épaule gauche de ce dernier personnage, on distingue un personnage coiffé d’un bicorne, devenu à l’époque la caractéristique des élèves de polytechnique…

… ainsi qu’un grenadier, reconnaissable à ses épaulettes et son fameux chapeau de grenadier.

Un garçon, lui, a récupéré un bonnet de police des voltigeurs de la garde nationale (récupérésur son propriétaire à terre, présume-t-on)…

… tandis que, au premier plan, un garde suisse est étendu, mort, son shako ayant roulé à terre.

Je m’arrête là, mais il y en d’autres à l’arrière-plan, notamment : en une toile, Delacroix fait un véritable catalogue de l’incroyable variété des couvre-chefs que l’on pouvait voir sur la tête des gens en France.

Et encore n’y a-t-il là, hormis la figure allégorique de Marianne, que des hommes !

Pourquoi ne porte-t-on plus de couvre-chef ?

Pourquoi ce qui était si courant à l’époque de Delacroix ne l’est plus du tout aujourd’hui ?

Pourquoi la plupart des gens, aujourd’hui, se promènent-ils tête nue, alors que cela avait été la norme pendant deux millénaires et demi ?

Nous avons deux témoins remarquables de ce changement.

Et ces témoins, ce sont la photographie et le cinéma.

Ils nous permettent de dater exactement la disparition de l’habitude porter un couvre-chef, au tournant des années 1950 et 1960.

Si vous regardez Quai des brumes, Le Grand Sommeil, et tous les films de cette époque, vous remarquerez que Jean Gabin, Michèle Morgan, Humphrey Bogart sont toujours tête couverte à l’extérieur :

Jean-Paul Belmondo, dans A bout de souffle, porte un chapeau ou une casquette, puis 5 ans plus tard, dans Pierrot le fou, du même Jean-Luc Godard, n’en porte plus :

Le chapeau, au cinéma et dans la photographie, disparaît au moment où la couleur se généralise.

La disparition du couvre-chef est davantage qu’un effet de mode : c’est un effet de la modernité.

Chez les femmes, sa disparition est précipitée par le fait que la chevelure est devenue un moyen d’expression à part entière : la coupe de cheveux, comme la coupe à la garçonne, est un manifeste que tout couvre-chef empêcherait de voir !

Et puis, la raréfaction des couvre-chefs, sinon leur disparition, illustre aussi l’aspiration de la société d’après-guerre à effacer les différences entre classes sociales : chapeau, bonnet ou casquette, tout cela « marquait » trop votre homme, son milieu, sa condition.

En envoyant valser le chapeau au porte-manteau comme James Bond dans le bureau de Miss Moneypenny, on se débarrassait des étiquettes de l’ancien temps, que le tableau de Delacroix a figé de façon emblématique.

Ce brutal changement de paradigme, qui s’est opéré en moins de dix ans, a entraîné la fermeture et la faillite d’un grand nombre de chapeliers en France et dans le monde.

Certains chapeliers de luxe ont résisté, mais le désamour de nos contemporains pour les couvre-chefs a même poussé une marque comme Borsalino à la faillite en 2017[2]

Un chapelier, autrefois, était un fabricant et un revendeur aussi courant qu’un marchand de souliers. C’est aujourd’hui, pour l’essentiel, une boutique de luxe ou touristique.

Le couvre-chef est-il simplement un accessoire de mode ?

Aujourd’hui le chapeau est donc avant tout un accessoire de mode, et/ou de déguisement.

Les femmes, dans les mariages, portent volontiers des chapeaux extravagants. C’est un objet d’apparat. Feue la reine d’Angleterre était à la tête – si j’ose dire – d’une pléthorique collection de chapeaux (plus de 500 paraît-il[3]) aux couleurs et aux formes exubérantes :

Chez les hommes, on ressort les chapeaux pour les films d’époque.

Quand, en 1980, George Lucas et Steven Spielberg créent un personnage d’aventurier évoluant dans les années trente, ils le coiffent d’un fedora ; quand, en 1974, Jacques Deray transforme Belmondo et Delon en voyous de la même époque, il leur fait porter un chapeau tellement emblématique qu’il donne son nom au film :  Borsalino !

Et pourtant, un couvre-chef est bien plus qu’un accessoire de mode. Il avait une fonction bien plus importante que son seul usage social.

C’est pourquoi durant des siècles tout le monde en portait !

En perdant notre chapeau, n’avons-nous pas un peu aussi perdu la tête ?

Une protection de base

Un couvre-chef, comme son nom l’indique, est avant tout un objet servant à couvrir le chef ; autrement dit, à protéger la tête.

Un chapeau protège votre tête du soleil quand il tape fort, de la pluie quand elle tombe, du froid quand l’hiver arrive. Et des oiseaux qui lâchent une fiente au-dessus de votre crâne !

Cet oubli de la fonction primordiale du chapeau nous amène en droite ligne à des absurdités contemporaines, comme, en plein été, se tartiner le visage de crème solaire et/ou porter des lunettes de soleil.

Un chapeau en paille, en raphia ou en feutre est une meilleure protection contre les rayons UV que ces deux derniers expédients, qui au mieux vous empêchent de synthétiser la vitamine D, au pire augmente votre risque de maladies cardiovasculaires et de cancer pour la première, et détériorent la vue pour les secondes.

Autrement dit, un bon couvre-chef (et je vais revenir dans un instant sur ce qu’est un « bon » couvre-chef à mes yeux) remplit une fonction de protection et d’adaptation vis-à-vis des conditions extérieures, au même titre qu’un vêtement.

Et ici, permettez-moi de glisser un aparté un peu chauvin, car l’une des plus belles expressions du génie français est, selon moi, l’invention et la généralisation du béret béarnais, comme celui que portent Gavroche et un autre personnage dans la toile plus haut.

Le béret (dont le nom vient du mot béarnais « berret ») est en effet l’objet le plus simple qui soit : une galette de laine (de mouton) feutrée.

Il garde les vertus de la laine du mouton, thermorégulatrice et imperméable. C’est-à-dire qu’il protège aussi bien du froid et de la pluie, que de la chaleur.

On retrouve les mêmes vertus avec les chapeaux de feutre traditionnels, plus élaborés.

Le béret est, d’abord, le couvre-chef des bergers pyrénéens qui affrontaient toutes les conditions climatiques possibles avec, avant de devenir le couvre-chef populaire par excellence en France.

A titre personnel, j’ai toujours un béret avec moi, même si je ne le porte pas : roulé dans mon sac ou une poche, je peux le sortir à tout bout de champ si les conditions l’exigent. C’est un couvre-chef de secours, et comme toutes les choses simples, pratique et efficace.

Et tant pis si, lorsque je le porte, on me signifie que je suis une caricature de Français !

Après tout, comme dit le proverbe alsacien : Jedem Narr sini Kapp un mir mine Hüet !

Soit : à chaque fou sa casquette et à moi mon chapeau ! On a tous le droit à la différence.

Et vous, sortez-vous la tête couverte ?

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://www.cnrtl.fr/etymologie/beret

[2] AFP, « En faillite, le célèbre chapelier italien Borsalino veut poursuivre son activité », Le Point, 19 décembre 2017 ; disponible ici : https://www.lepoint.fr/economie/en-faillite-le-celebre-chapelier-italien-borsalino-veut-poursuivre-son-activite-19-12-2017-2181090_28.php

[3] M.-H. Hérouart, « Mort d’Elizabeth II : au fait, combien avait-elle de chapeaux ? », Gala, 15 septembre 2022 ; disponble ici : https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/mort-delizabeth-ii-au-fait-combien-avait-elle-de-chapeaux_502213#:~:text=Les%20chapeaux%2C%20qu’elle%20poss%C3%A9dait,pas%20ombrager%20le%20visage%20royal.