Chers amis,

Mes enfants sont revenus de vacances avec trois bébés tortues.

Les amis chez qui nous étions en avaient une douzaine, dont les toutes dernières étaient sorties de leur œuf tout juste l’avant-veille de notre arrivée.

Mes enfants pouvaient passer des heures à observer ces douze bébés, en poussant régulièrement des soupirs et des petits cris aigus assortis de ces commentaires répétés en boucle : « trop chou ! », « trop mignon ! »

Au cours de notre séjour la plus âgée de mes filles (8 ans et demi), en se promenant dans l’enclos à tortues, en découvrit une treizième, minuscule, sur le dos.

Ma fille l’adopta immédiatement, et mes deux autres enfants en choisirent également une chacun, pour lui tenir compagnie. Ils leur ont donné des noms de phares bretons.

Cette mini-tortue rescapée, la voici :

Un bébé tortue n’est peut-être pas mignon comme un chaton ou un chiot, mais il y a quelque chose de terriblement attendrissant et émouvant dans le fait de contempler et prendre soin de l’un de ces petits animaux antédiluviens, et pourtant extrêmement fragiles.

La folie des chatons

La dernière fois que j’ai eu un bébé animal en pension chez moi, c’était il y a seize ans, lorsque j’ai adopté mon chat.

Aujourd’hui mon chat est une vieille dame qui se promène tranquillement dans ma maison entre deux siestes, mais lorsqu’elle est arrivée dans ma vie, elle était minuscule et survoltée.

Elle sautait partout le jour comme la nuit, jouait avec mes orteils pendant que je dormais, provoquait régulièrement quelques catastrophes, testant la solidité de ma vaisselle et l’intégrité de mes fauteuils.

Néanmoins, impossible de lui en vouloir car… elle était « trop mignonne » ; difficile de ne pas craquer quand elle s’endormait sur mon épaule après avoir fait la java dans mon appartement :

Cet attendrissement devant des bébés animaux peut paraître puéril, voire « débile », mais il est peut-être, après le bon sens, la chose du monde la mieux partagée.

Les réseaux sociaux ont jeté une lumière inattendue sur cette passion universelle pour les bébés animaux en général, et les chatons en particulier.

Les applications telles que TikTok, Instagram ou Facebook sont en mesure d’offrir à leurs utilisateurs d’interminables tunnels de photos et de courtes vidéos de chatons mignons :

Ce puits sans fond d’images de chatons, c’est l’utilisateur lui-même qui le creuse : les algorithmes des réseaux sociaux sont conçus pour nous servir tant et plus le contenu que l’on aime consommer, créant une spirale infernale.

Les chatons sont ainsi, pour reprendre un terme usité dans ces réseaux sociaux, un « trend » (une « mode ») pérenne.

Si cette consommation compulsive d’images de chatons peut être effectivement aliénante, c’est qu’en réalité elle nourrit une part archaïque de notre cerveau : pour nos neurones, la vision de chatons peut être une drogue aussi addictive que le sucre pour notre palais, activant le même circuit de récompense.

Ce « pouvoir » des bébés animaux sur notre cerveau a ses spécialistes : des chercheurs japonais.

Ce que les bébés animaux font à votre cerveau

Les photos et les vidéos de bébés animaux sont capables d’hypnotiser quelqu’un pendant plusieurs dizaines de minutes parce qu’elles ont le pouvoir d’activer des zones très précises de notre cerveau : celles de la concentration et de la focalisation.

En 2012, donc quelques années avant le déferlement des applis de réseaux sociaux sur les téléphones portables, une équipe de chercheurs japonais avait démontré ce « pouvoir » des images de bébés animaux sur les capacités cognitives humaines.

Il faut savoir qu’au Japon la « mignonnerie » est une valeur conceptualisée et très populaire, connue sous le nom de « kawaii ».

Est « kawaii » tout ce qui est petit, mignon et souvent poilu, à commencer, donc, par les bébés animaux comme les chatons et les chiots.

Et cette valeur « kawaii » fait l’objet d’études scientifiques ; des chercheurs ont ainsi démontré, sur une cinquantaine de participants, que ceux exposés à des images de bébés animaux réalisaient des performances cognitives nettement supérieures à ceux exposés à des images d’animaux adultes, et plus encore à ceux qui étaient exposés à des images neutres[1].

C’étaient les capacités de concentration mais aussi de temps de réalisation de tâches spécifiques qui étaient mesurés, et dans tous les tests, les participants étaient plus efficaces (donc, plus concentrés et plus rapides) lorsqu’ils étaient « environnés » d’images de bébés animaux !

Est-ce à dire que, pour être plus efficace au bureau il faudrait afficher des portraits de chatons dans les open-spaces, ou, pour préparer des repas plus rapidement à la maison, collectionner les magnets de bébés animaux sur le frigo ?

En réalité, l’attirance magnétique du cerveau humain pour les bébés animaux est « exploitée » depuis des siècles par… les animaux eux-mêmes.

Forever young

Les chiens et les chats domestiques sont différents des loups (dont les chiens descendent) et des chats sauvages.

Ce qui caractérise en grande partie nos animaux domestiques, c’est un caractère appelé néoténie

La néoténie, c’est le fait de conserver, à l’âge adulte, des caractéristiques juvéniles.

L’un des cas de néoténie les plus célèbres et spectaculaires dans le monde animal, c’est l’axolotl, un amphibien qui passe presque tout sa vie à l’état larvaire.

Nos animaux de compagnie, eux, ont développé des traits néoténiques très, très affirmés… sous l’influence humaine.

Le fait de remuer la queue ou d’aboyer nous paraît normal chez un chien adulte ; en réalité il s’agit d’une spécificité des louveteaux, autrement dit, des petits du loup, dont les espèces de chiens modernes descendent. Une fois adulte, un loup ne remue plus la queue, ni n’aboie.

Un chien adulte se comporte donc en partie comme un éternel louveteau.

Si vous avez un chat, vous avez dû remarquer que, même adulte, il continue à « téter » avec ses pattes des pulls, des couvertures ou même les parties molles de votre anatomie, exactement comme il le faisait pour boire le lait de sa maman. C’est encore un trait néoténique.

Mieux encore, l’une des caractéristiques les plus gratifiantes et appréciées par l’homme des chats est le ronronnement. Les chats sauvages, adultes, ne ronronnent plus.

C’est ainsi que les animaux domestiques les plus populaires sont ceux conservant à l’âge adulte, des comportements et/ou une apparence de bébé.

Ils sont « forever young », éternellement jeunes… et c’est pour ça qu’ils nous font craquer.

Objets de substitution

L’attirance de l’être humain pour les bébés animaux vient, au moins en partie, de l’instinct maternel – ou paternel – qu’ils réveillent en nous.

Les chats domestiques sont particulièrement « doués » dans ce domaine : leur miaulement peut ressembler à s’y méprendre aux pleurs d’un bébé humain.

En d’autres termes, les animaux mignons, bébés ou adultes, engendrent une affection et une attraction reposant sur les mécanismes de protection et d’attachement les plus archaïques de l’être humain pour ses propres petits.

Ce phénomène mimétique est tellement développé chez beaucoup d’adultes humains que l’attention et l’amour pour un animal domestique se substitue de façon plus ou moins consciente à celui pour un enfant qu’ils n’ont pas, ou plus.

Il y a quelques semaines une vétérinaire, Hélène Gateau (ça ne s’invente pas !), a publié un livre au titre édifiant : Pourquoi j’ai choisi d’avoir un chien (et pas un enfant)[2].

Madame Gateau a, dit-elle, avec son chien, un border terrier, une « relation fusionnelle » et un « lien quasi filial »[3] qui se substitue intentionnellement à la maternité dont elle ne veut pas.

Hélène Gateau « assume » préférer avoir un chien plutôt qu’un enfant : peut-être est-ce courageux de sa part, ce n’est pas à moi d’en juger, dans tous les cas on peut lui reconnaître une certaine lucidité quant à la nature de son attachement à son petit chien, qu’elle qualifie « d’exutoire à son comportement nourricier ».

C’est assez paradoxal : un bébé, par définition, reste un bébé durant quelques mois, tandis qu’un chien ou un chat, chez certaines personnes, se substitue à un bébé… durant plusieurs années : toute sa vie il reste mignon, ne parle pas et reste dépendant de son maître ou sa maîtresse.

On ne veut pas, ou plus, de bébé, mais l’on adopte un animal qui reste ad vitam une sorte de bébé : il faut le nourrir, s’occuper de ses crottes, etc., etc.

Cet exutoire, ce lien de substitution, sont inconscients chez la plupart des gens, et pourtant explicitement exprimés quand un maître ou une maîtresse dit à son chien : « viens voir papa/maman ! »

La véritable nature de notre extase devant des bébés animaux, tout comme l’attention et la tendresse que nous consacrons à nos animaux domestiques, est ainsi, peut-être, un miroir tendu à notre propre rapport à l’enfance, à l’âge adulte, bref à notre maturité et notre capacité à nous occuper d’un plus petit que soi.

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] Nittono H. et al. « The Power of Kawaii: Viewing Cute Images Promotes a Careful Behavior and Narrows Attentional Focus », Plos One, September 26, 2012

[2] Albin Michel, septembre 2023

[3] Hammelle C., « Un chien plutôt qu’un enfant : « Avec Colonel, ce que je vis est très proche de l’attachement mère-bébé » », Madame Figaro, 26/08/2023