Chers amis,

Il y a cinq mois et demi, je mettais en ligne une pétition réclamant la publication d’un rapport commandé en 2016 par l’ANSES à 4 experts sur la génotoxicité du glyphosate. Un rapport dont les conclusions n’avaient jamais été rendues publiques[1].

Cette pétition, adressée au président de l’ANSES, avait obtenu plus de 35 000 signatures, alors que le glyphosate s’apprêtait à être réautorisé par l’Union Européenne :

Eh bien, nous avons obtenu gain de cause.

Le rapport a été publié lundi dernier, comme le journal Le Monde l’indiquait hier[2] :

Oh, je ne m’arroge pas ce succès : le journal Le Monde lui-même avait demandé la publication de ce rapport.

Mais je suis sensible au fait que la notice de l’ANSES qui accompagne la publication de ce rapport, 8 ans après, reprenne les arguments que j’exposais ainsi dans le texte de la pétition :

« Les citoyens français et européens ont le droit d’être informés, en toute transparence, du contenu de ce rapport commandé en leur nom.

L’ANSES et l’État ont donc le devoir de rendre public l’intégralité de ce rapport. »

C’est maintenant chose faite, et vous pouvez consulter ce rapport in extenso en cliquant sur le lien en source[3]. Le document fait 83 pages.

À sa lecture, je tire pour ma part trois conclusions : les raisons de ce délai embarrassant sont un fouillis inextricable d’errances méthodologiques, d’une volonté de maintenir dans l’ombre certaines vérités dérangeantes… et de probables conflits d’intérêt.

La raison officielle…

Première « trouvaille » (attendue) de la lecture de ce rapport, ou plutôt de la notice l’accompagnant : la raison « officielle » de sa publication si incroyablement tardive.

Depuis sa saisine initiale en 2015 par ses 5 ministères de tutelle, l’ANSES a navigué dans un contexte scientifique et réglementaire confus, marqué par des divergences internationales sur les dangers sanitaires du glyphosate.

Un premier rapport sur l’aspect cancérogène du glyphosate avait été publié par l’agence, qui avait elle-même annoncé un second volet sur ce rapport, consacré à sa génotoxicité.

Ce qui est logique : la génotoxicité se traduit par une altération de l’ADN, pouvant déclencher des mécanismes de cancérogénicité.

C’est donc ce second rapport qui vient d’être publié avec 8 ans de retard, et la raison alléguée pour ne pas l’avoir fait plus tôt laisse pantois : comme les produits que le rapport pouvait contribuer à interdire le furent finalement par l’Europe en 2021(temporairement, on l’a vu), le rapport n’avait plus lieu d’être !

Bien essayé, mais je me demande qui parmi les lecteurs peut bien être dupe d’un tel argument : l’intérêt d’une telle expertise scientifique dépasse amplement l’échéance d’un agenda législatif et doit servir de pièce à conviction dans tous les futurs débats !

En l’occurrence, c’est bel et bien « l’expertise scientifique » au cœur du rapport qui est le principal motif ayant conduit à sa mise sous le boisseau pendant 8 ans.

… la raison évidente…

En effet, le rapport ne conclut pas à la génotoxicité de glyphosate… mais il ne conclut pas non plus à son absence de génotoxicité !

Autrement dit, « ni pour ni contre, bien au contraire », comme disait Jean Lecanuet !

À ce stade, vous vous demandez peut-être si l’ANSES a, durant 8 ans, essayé de fermer un simple robinet d’eau tiède, ou d’éteindre un pétard mouillé.

Eh bien non, c’est bien plus intéressant que cela : en réalité, le rapport « cristallise » le désaccord des experts entre eux.

Ce désaccord portait sur une série d’expériences menées par des chercheurs portugais, concluant à la génotoxicité d’un produit commercial à base de glyphosate.

Dans le rapport, le président du comité déclare que l’on ne peut pas prendre les conclusions de ces recherches pour argent comptant car sa méthodologie laisserait à désirer – sous prétexte que les études ont notamment été menées sur des poissons, et non sur des mammifères[4].

Bref, la conclusion du rapport est littéralement celle-ci : il n’y a aucune garantie d’« absence de potentiel mutagène et génotoxique » d’un produit… mais il est aussi impossible « de conclure sur [l’]éventuel potentiel génotoxique » d’un autre produit !

Mais l’un des 4 experts n’était pas d’accord avec les 3 autres, et il exprime ses objections à ces conclusions dans la partie la plus importante du document, l’annexe 7.

Pas idiot, cet expert rappelle que « les résultats publiés dans un article scientifique doivent pouvoir être reproduits par d’autres laboratoires, c’est la base de l’avancée des connaissances[5] », puis lâche cette bombe :

« Cependant un faisceau de résultats convaincants représente une véritable alerte sur un effet génotoxique induit par différentes formulations[6]. »

Traduction en français de tous les jours : on peut toujours discuter des conditions de réalisation des études scientifiques, mais à partir du moment où elles livrent toutes la même conclusion – à savoir que les produits contenant du glyphosate affectent l’ADN et peuvent induire des cancers – il faudrait les prendre au sérieux !

Qui est cet expert ?

Il est désigné comme « X ».

Qui sont les trois autres experts ? X, X et X.

Ce qui nous amène à la troisième conclusion, plus préoccupante.

… et la raison (toujours) dissimulée

En effet, le rapport n’est pas totalement « transparent », contrairement à ce qu’annonce la notice liminaire.

Jugez plutôt (capture d’écran de la page 3 du rapport) :

Et oui, en lieu et place des noms des experts figure un simple « X ».

L’anonymat des experts n’est jamais justifié, ni dans le rapport, ni dans la note liminaire. On peut supposer que c’est par souci de préserver les auteurs de toute demande d’explication directe.

En réalité, nous connaissons au moins deux de ces « X ».

L’auteur de l’annexe 7 est selon toute vraisemblance le toxicologue Bernard Salles, qui a déclaré il y a quelques mois avoir bel et bien identifié un risque réel de génotoxicité du glyphosate au moment où il travaillait sur ce rapport[7].

Et un autre expert « X », qui n’était pas d’accord avec Bernard Salles, n’est autre que Fabrice Nesslany, ancien chef de service à l’institut Pasteur de Lille. Or, comme l’a très bien résumé le journaliste Hugo Clément en novembre dernier :

« Le laboratoire de Fabrice Nesslany était à l’époque lié par des contrats avec le groupe Arkema, un géant de la chimie qui commercialise notamment des adjuvants utilisés avec le glyphosate. Vous voyez le problème ? Un chercheur qui travaille avec un industriel lié au glyphosate fait partie d’un comité d’experts chargés d’étudier la dangerosité du glyphosate[8] »

Autrement dit, cette anonymisation des experts ayant travaillé sur ce rapport cache avant tout un conflit d’intérêt majeur.

Ça fait tache pour un rapport indépendant commandé par l’État.

Mais il y a encore un dernier problème.

L’avis d’effectuer des « études supplémentaires » n’a jamais été suivi !!!

C’est le dernier « loup » levé par la publication de ce rapport.

On y apprend que, non seulement ce rapport n’a été ni rejeté ni validé, mais qu’il a seulement « disparu » pendant 8 ans… mais qu’en plus de cela, ses recommandations n’ont jamais été suivies.

Car malgré le désaccord entre les conclusions générales du rapport et celles de l’annexe 7, tous les experts étaient d’accord sur un point : « Des études supplémentaires sur les formulants et sur les préparations sont nécessaires afin de

statuer sur leur potentiel mutagène et génotoxique[9] », est-il écrit en toutes lettres.

Un « menu » détaillé des études à mener suit immédiatement cette recommandation.

Ces études supplémentaires n’ont jamais été menées.

Or elles auraient pu permettre de faire définitivement la lumière sur la génotoxicité des produits comprenant du glyphosate.

Un scandale qui en cache deux autres

Ma conclusion à moi, c’est que le scandale de la non-publication durant 8 ans de ce rapport en cachait deux autres.

Un premier scandale : le conflit d’intérêt concernant au moins l’un des « experts » chargés de plancher sur l’évaluation de la génotoxicité du glyphosate.

Et un second scandale : l’inaction de l’ANSES, à laquelle le rapport recommandait fortement de mettre en œuvre des études toxicologiques supplémentaires pour établir scientifiquement la dangerosité d’un produit phytosanitaire dont l’emploi est de nouveau autorisé.

Je pose à présent la question : pourquoi l’ANSES n’a-t-elle pas fait son travail ?

Est-ce par négligence ? Par peur ? Par pression ?

Avec la non-publication de ce rapport, nous avons perdu 8 ans ; 8 ans durant lesquels ces études auraient pu être menées, sur la base de résultats qui auraient pu, auraient dû, peser dans le débat public.

Et à présent, le glyphosate a été réautorisé pour 10 ans dans l’UE.

8 ans + 10 ans, ça fait 18 ans. Soit une génération humaine.

Voici comment l’on sacrifie la santé d’une génération entière. Par lâcheté et incompétence – institutionnelles.

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://www.leslignesbougent.org/petitions/glyphosate-nous-exigeons-la-publication-du-rapport-censure-15726/ – Rodolphe Bacquet, « Glyphosate : nous exigeons la publication du rapport censuré » (pétition), site Les Lignes Bougent, 15 novembre 2023

[2] https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/03/27/huit-ans-plus-tard-un-rapport-fantome-sur-le-glyphosate-sort-des-placards-de-l-anses_6224398_3244.html# – Stéphane Foucard, « Un rapport fantôme sur le glyphosate sort des placards de l’ANSES, huit ans plus tard », in. Le Monde, 27 mars 2024

[3] https://www.anses.fr/fr/system/files/Expertise-glyphosate-2016-non-finalisee.pdf – « Publication par l’ANSES des travaux non finalisés du groupe d’expertise collective en urgence sur le glyphosate de 2016 », septembre 2016

[4] Rapport cité, p.31

[5] Ibid, Annexe 7, p.62

[6] Ibid, Annexe 7, p.67

[7] https://www.vakita.fr/fr/glyphosate-rapport-anses – « Glyphosate : enquête sur un rapport fantôme et sur un “fiasco” de l’ANSES », in. Vakita, 14 novembre 2023

[8] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/hugo-clement-en-toute-subjectivite/hugo-clement-en-toute-subjectivite-du-mercredi-15-novembre-2023-2419769 – Hugo Clément, « La mystérieuse disparition d’un rapport sur le glyphosate », in. France Inter, 15 novembre 2023

[9] Rapport cité, p.31