Chers amis,

La compétition mondiale de football au Qatar qui débute aujourd’hui même déchaîne plus de passions que d’ordinaire.

Ce qui provoque d’âpres débats dans la tenue de ce Mondial et qui fait, depuis quelques semaines, l’objet d’articles et de reportages, n’est pas mon propos.

Car les soupçons de corruption qui entachent l’attribution au Qatar de l’organisation de cette édition, les milliers d’ouvriers morts lors de la construction des infrastructures ou encore le malaise de faire venir aujourd’hui du monde entier des avions de footballeurs pour les faire jouer dans des stades climatisés en plein désert… ne sont pas le problème principal.

Le problème principal vient de ce que le football est un jeu.

Je m’explique.

Que l’on aime ou non le football, il ne viendrait à l’idée de personne de nier que c’est avant toute chose un jeu.

Or ce qu’est un jeu – et ce qu’il n’est pas – répond à des conventions globales admises depuis des milliers d’années…

… et qui font tout l’intérêt du fait de jouer, à tous les âges de la vie.

J’aime jouer

J’aime jouer, et particulièrement en ce moment, où le temps qu’il fait dehors nous invite à nous retrouver ensemble à la maison.

Avec mes enfants, selon leur âge, nous jouons au « cochon qui rit », au jeu de l’oie, au memory, au puissance 4 ou encore au jeu des sept familles.

Nous faisons des puzzles, ou construisons des maisons en kapla ou en lego.

J’adore jouer aux échecs avec mon fils aîné, mon père, ou des amis. Rien ne plaît plus à mes parents que les parties de belote lorsque nous venons les voir.

Si tout le monde n’aime pas jouer à la même chose, la quasi-totalité de l’humanité aime jouer.

Mais le terme de « jeu » regroupe des réalités très différentes : il y a les jeux de société, d’adresse, de hasard, de plein air, de patience, de construction…

Roger Caillois, dans un ouvrage incontournable sur le sujet intitulé Les jeux et les hommes[1] (1958) distingue 4 grandes familles de jeu :

  • Les jeux de compétition, dans lesquels tout le monde, au départ, a des chances égales, et qui permettent de confronter l’intelligence, la force, l’habileté des joueurs ; cette catégorie regroupe aussi bien le football que le jeu d’échecs ;
  • Les jeux de hasard, où le joueur « tente sa chance » : c’est finalement une sorte de reproduction des conditions du destin, où le hasard et l’arbitraire priment sur l’habileté du joueur, qui ne peut au mieux s’en remettre qu’à son intuition (roulette, loto, etc.) ;
  • Les jeux de mime, qui simulent la réalité : c’est aussi bien les acteurs sur une scène de théâtre que le jeu du gendarme et du voleur chez les enfants, mais aussi le carnaval, où l’on joue à être un autre ;
  • Les jeux de vertige qui procurent des sensations fortes : cela va de la simple balançoire aux manèges sophistiqués des fêtes foraines en passant, mais oui, par la valse et le ski.

On apprend en jouant

Si l’âge auquel on joue le plus est celui de l’enfance, ça n’est pas par hasard : les jeux sont une école en soi, comme le note Roger Caillois.

« Les psychologues leur reconnaissent un rôle capital dans l’histoire de l’affirmation de soi chez l’enfant et dans la formation de son caractère. Jeux de force, d’adresse, de calcul, ils sont exercice et entraînement. Ils rendent le corps plus vigoureux, plus souple et plus résistant, la vue plus perçante, le toucher plus subtil, l’esprit plus méthodique ou plus ingénieux. Chaque jeu renforce, aiguise quelque pouvoir physique ou intellectuel.[2] »

Les « jeux de rôle » auxquels s’adonnent les enfants ont également un rôle plus profond de préparation à l’existence :

« (Le jeu) n’anticipe qu’en apparence les activités de l’adulte. Le garçon qui joue au cheval ou à la locomotive ne se prépare nullement à devenir cavalier ou mécanicien, ni cuisinière la fillette qui confectionne dans des plats supposés des aliments fictifs réhaussés d’épices illusoires. Le jeu ne prépare pas à un métier défini, il introduit à la vie dans son ensemble en accroissant toute capacité de surmonter les obstacles ou de faire face aux difficultés.[3] »

Ces bienfaits formateurs se poursuivent à l’âge adulte, où le jeu est cependant souvent déconsidéré, vu comme un loisir improductif, voire une preuve d’oisiveté.

Or tout comme nous sommes capables d’apprendre tout au long de la vie, nous pouvons apprendre en jouant tout au long de la vie.

Les « escape games » si populaires depuis quelques années en sont un bel exemple : ce jeu de rôle grandeur nature qui consiste à réussir à s’évader d’une pièce en cherchant, en groupe, la solution à des énigmes, permet à la fois de développer la réflexion logique mais aussi l’esprit collaboratif des participants.

Les jeux physiques, par leurs règles, nous apprennent aussi à mieux coordonner notre corps et notre esprit : j’ai pratiqué l’escrime il y a quelques années, et moi qui ruais dans les brancards au début, j’ai appris à canaliser ma force grâce aux règles du fleuret, selon lesquelles ça n’est pas celui qui touche le plus vite ou le plus fort qui a le point.

Les jeux, qu’il s’agisse des dames ou du foot, nous apprennent à combattre sans animosité, nous enseignent la maîtrise de soi, l’acceptation de l’échec et la persévérance.

C’est pourquoi, écrit Roger Caillois, jouer c’est « faire œuvre de civilisation » : c’est apprendre des règles, s’y conformer, et coopérer avec les autres et/ou les affronter dans un esprit de respect.

Ce dernier point, le respect, est fondamental : dans l’antiquité, toutes les nations grecques qui pouvaient être en guerre observaient une trêve pacifique durant les jeux olympiques.

Il illustre également le moment d’évasion de la vie quotidienne, de ses soucis, que le jeu permet.

Jouer pour gagner… des années de vie en bonne santé supplémentaires !

Quand on parle de jeu, on parle aussi souvent de gains.

Roger Caillois note que le jeu est improductif, et ne crée pas d’argent : il ne fait que le faire circuler.

Pourtant, le jeu nous fait bel et bien gagner quelque chose de précieux, et ce gain est objectivable et mesuré scientifiquement.

Je vous écrivais plus haut que nous avions tout intérêt à jouer, et ce à tout âge de la vie :

  • enfant, jouer contribue de façon importante à l’apprentissage de l’existence ;
  • adulte, cela nous permet de faire une « trêve » dans la vie quotidienne, et de partager des moments stimulants avec des gens que l’on aime ou apprécie ;
  • à un âge plus avancé et plus mûr, jouer nous apporte encore quelque chose de supplémentaire : cela freine le vieillissement cognitif.

En 2017, le Journal of the American Medical Association publiait les résultats d’une étude menée durant 4 ans sur 1929 volontaires âgés de 70 ans et plus.

L’étude avait pour but de mesurer l’influence sur les capacités cognitives de 4 activités différentes : l’usage de l’ordinateur, le bricolage, les activités sociales et le fait de jouer à des jeux comme les échecs.

Les auteurs concluent que toutes ces activités avaient une incidence positive sur la santé mentale, et permettaient de réduire le risque de déclin cognitif et de développer une démence sénile.

Mais des quatre activités, celle qui avait le plus haut score de protection vis-à-vis de ces risques, c’était le jeu (d’échecs, ou autre).

Celles et ceux qui s’y adonnaient le plus régulièrement avaient, au terme de l’étude, un cerveau plus « jeune » que les autres[4].

Ainsi, le jeu nous rend service tout au long de notre existence : il nous éduque, nous sert de soupape d’échappement face aux difficultés de l’existence, et protège notre cerveau du vieillissement.

Mais, pour bénéficier de ses vertus, le joueur qui s’adonne à un jeu doit, littéralement, respecter les règles du jeu.

Le jeu n’est pas la réalité

Si le jeu nous rend tant service, c’est précisément parce qu’il n’est pas la réalité.

Il ne prend pas le pas sur elle, ni ne s’y substitue.

Le jeu doit être, écrit Roger Caillois, « libre, séparé, limité et convenu[5] ».

Ces limites prennent une forme physique : c’est l’échiquier sur lequel nous déplaçons nos pions, le plateau de backgammon sur lequel nous faisons circuler nos jetons, le court de tennis ou le terrain de foot au-delà desquels toute balle jouée est hors-jeu.

Une limite temporelle aussi : un match de tennis se dispute en un certain nombre de sets, un match de foot en deux mi-temps prolongeables de façon limitée, etc.

Ces règles sont des garde-fous qui empêchent le jeu de remplacer la réalité.

Or c’est précisément quand les joueurs, les organisateurs et les spectateurs d’un jeu ne respectent plus cette circonscription hygiénique que les problèmes commencent.

On a beaucoup glosé sur l’influence néfaste que les jeux vidéo auraient sur les enfants : leur comportement, leurs facultés intellectuelles.

Les dernières études menées sur le sujet montrent au contraire que les jeux vidéo pourraient bel et bien améliorer la mémoire de travail et l’inhibition chez les enfants[6].

En réalité, le problème n’est pas les jeux vidéo, mais la place qu’ils occupent dans la vie du joueur : c’est lorsque le jeu devient un refuge et qu’il prend le pas sur la vie réelle qu’il engendre chez les plus fragiles des problèmes mentaux (stress, anxiété, dépression, solitude), comme les confinements l’ont prouvé[7].

Autrement dit, c’est lorsque le jeu n’est plus délimité et qu’il empiète sur la réalité qu’il devient mortifère.

Et c’est le problème soulevé en ce moment-même par la coupe du monde de football au Qatar.

Ce n’est plus du jeu

Le gâchis humain et l’aberration environnementale provoqués par cette coupe du monde ne sont pas pires que bien d’autres « désastres organisés » aujourd’hui dans le monde, et dans une certaine mesure ils sont moins graves que d’autres : la déforestation en Amazonie, la politique zéro-covid en Chine, le conflit russo-ukrainien.

Non, ce qui nous dérange et nous met mal à l’aise avec cet évènement, c’est que cette gabegie est menée au nom d’un jeu.

Le football, par son économie faisant jongler les millions de joueurs-stars et le merchandising, par les problèmes de violence engendrés par les plus virulents de ses supporters, a depuis longtemps tendance à contaminer le réel.

Ce franchissement des limites au sein desquelles le jeu devrait rester cantonné a pris une ampleur particulièrement dérangeante et scandaleuse avec l’organisation de la coupe du monde au Qatar.

Au lieu de constituer, comme devrait l’être tout jeu, une trêve et un échappement de la réalité, cette édition 2022 semble au contraire, une aggravation des côtés négatifs de cette même réalité : la corruption, l’irresponsabilité individuelle, le dérèglement climatique.

C’est cette déconnexion entre ce que cette coupe du monde devrait être, en tant que jeu, et ce qu’elle est en réalité, qui est le problème.

Le football est un jeu amusant et respectable quand on y joue, et quand on y assiste.

Mais, lorsque ce jeu devient la cause de milliers de morts, de comportements déconnectés des préoccupations des gens et du monde, et nourrit un sentiment d’injustice, ce n’est plus du jeu

Comment prétendre s’amuser et s’évader du quotidien lorsque le « jeu » dépasse littéralement les bornes, pervertit cette réalité et en aggrave les aspects les plus négatifs ?

Plutôt qu’une échappée, cette édition nous enfonce davantage dans la fange des traits les moins reluisants de l’humanité.

Je préfère revenir à ce qui fait la beauté et la vertu du jeu, des jeux qui nous font de bien, et ne font de mal à personne.

Et pour retrouver dans des moments pareils une parenthèse ludique, et de la joie, je vous pose à mon tour la question : et vous, à quoi jouez-vous ?

Répondez-moi en commentaire, je serai heureux de vous lire.

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet

[1] Caillois R (1991 pour l’édition de poche). Les jeux et les hommes. Folio, Paris : France.

[2] Caillois R, op. cit., p.21

[3] Ibid

[4] Krell-Roesch J, Vemuri P, Pink A, et al. (2017). Association Between Mentally Stimulating Activities in Late Life and the Outcome of Incident Mild Cognitive Impairment, With an Analysis of the APOE ε4 Genotype. JAMA Neurol. 74(3):332-338. https://jamanetwork.com/journals/jamaneurology/fullarticle/2598835

[5] Caillois R, Op. Cit., p.264

[6] Chaarani B, Ortigara J, Yuan D, et al. (2022). Association of Video Gaming With Cognitive Performance Among Children. JAMA Netw Open. 5(10):e2235721. https://jamanetwork.com/journals/jamanetworkopen/fullarticle/2797596

[7] Pallavicini F, Pepe A, Mantovani F, et al. (2022). The Effects of Playing Video Games on Stress, Anxiety, Depression, Loneliness, and Gaming Disorder During the Early Stages of the COVID-19 Pandemic: PRISMA Systematic Review. Cyberpsychology, Behavior, and Social Networking 25 : 6. https://www.liebertpub.com/doi/full/10.1089/cyber.2021.0252