Chers amis,

Vous vous souvenez sans aucun doute de votre première rencontre avec l’homme ou la femme de votre vie, de votre tout premier baiser, de votre premier jour de travail…

Moi, parmi les « premières fois » qui m’ont marqué, il y a… mon premier sujet de dissertation de philo, au lycée !

Il s’agissait de : « Faut-il être seul pour être soi-même ? »

C’était une question passionnante, et j’ai eu une très mauvaise note (c’est d’ailleurs peut-être la raison pour laquelle je m’en souviens si bien) !

Mais cette question passionnante n’est plus seulement, aujourd’hui, un sujet de réflexion pour élèves de terminale, philosophes ou assistantes sociales : elle fait l’objet d’une quantité croissante de recherches en psychologie et sciences comportementales.

Bref, si aujourd’hui je devais refaire cette dissert’, je pourrais citer des études scientifiques !

Mais je préfère vous en faire part, à vous.

La solitude, un sujet de recherche à la mode

Au mois d’octobre dernier, je vous parlais déjà de la solitude, considérée comme une « épidémie » et un « problème de santé publique », aussi néfaste sur l’espérance de vie que fumer une quinzaine de cigarettes par jour[1].

Ce sujet de préoccupation – et de recherche – s’est imposé sur le devant de la scène scientifique depuis les confinements liés au Covid.

Le fait d’inciter une large partie de la population mondiale à se cloîtrer chez soi, voire, dans les pays les plus autoritaires (comme en Chine ou… en France), de l’enfermer à double tour, ont fait de la solitude et de l’isolement social un sujet de recherche beaucoup plus fréquent qu’avant 2020.

La plupart des chercheurs et des autorités de santé publique s’intéressent aux « dégâts collatéraux infinis » que provoque la solitude – ce qui est important, et nécessaire.

Mais d’autres études mettent en lumière les bienfaits de la solitude.

D’après cette étude, on est moins stressé et davantage soi-même lorsqu’on est seul

Ainsi, pour les besoins d’une étude publiée au début du mois dans Scientific Reports, des chercheurs de l’université de Reading, en Grande-Bretagne, ont suivi 178 volontaires âgés de 35 ans et plus, mesurant trois semaines durant le temps passé seul et celui passé en interaction avec autrui.

Les participants remplissaient quotidiennement un questionnaire visant à établir leurs niveaux de stress, de satisfaction en général, d’autonomie et de sentiment de solitude.

Les résultats ont montré qu’il n’y a pas d’équilibre parfait entre les moments de solitude et d’interaction sociale ; autrement dit la formule mathématique du « bon » nombre d’heures à passer seul ou en interaction avec les autres n’existe pas.

En revanche les chercheurs ont observé que plus on passait de temps seul, moins on se sentait stressé ; les autres bienfaits sont un plus grand sentiment de liberté, et une plus grande authenticité[2].

Autrement dit, on est à la fois plus serein, et davantage soi-même, lorsqu’on passe davantage de temps seul dans une journée.

Ce qui est intéressant, c’est que les résultats s’inversent lorsque l’on passe « trop » de temps seul : les sentiments d’isolement social prennent alors le pas sur les bienfaits.

Mais alors, à quel moment bascule-t-on d’une solitude « bienfaisante » à une solitude « néfaste » ?

Le critère déterminant d’une solitude « bienfaisante »

La réponse, d’après les auteurs de l’étude, est simple : c’est le fait que la solitude soit subie ou non qui détermine ce basculement.

Les participants à l’étude qui ont passé le plus de temps seuls sont, de façon très claire, ceux qui avaient les niveaux de stress les moins élevés et les niveaux de satisfaction les plus hauts.

Mais lorsque cette solitude était plus imposée que choisie… c’est là que le « mauvais » sentiment de solitude (celui d’isolement) apparaissait le plus vite.

Pour le dire simplement : pour se sentir bien en solitaire, il faut le choisir, et non le subir.

Vous allez me dire, avait-on vraiment besoin d’une étude scientifique pour apprendre cela ?

Non, bien sûr, mais cette étude a le mérite de nuancer les discours alarmistes entourant la solitude aujourd’hui.

Mais il faut relativiser également ses conclusions, pour deux raisons. La première, c’est le tempérament. La seconde, c’est le biais.

Les rapports sociaux vous nourrissent-ils ou vous épuisent-ils ?

Première raison, le tempérament : la façon dont chacun vit la solitude dépend étroitement de la nature « énergétique » de son rapport aux autres.

Pour beaucoup de gens, se retrouver entouré, en famille, entre amis, entre pratiquants d’un même sport ou d’un même art, les nourrit et les énergise. Rien ne les « regonfle » mieux que de se taper une belote entre potes, regarder un match à plusieurs, faire la tournée des bars en groupe.

A l’inverse, lorsque ces mêmes gens se retrouvent seuls, ils ont plus vite tendance à déprimer, voire à dépérir : ce sont les rapports sociaux qui leur permettent de se galvaniser.

D’autres personnes, au contraire, ne sont jamais plus heureuses que lorsqu’elles sont seules. Ces solitaires apprécient de pouvoir avoir devant elles de longues heures sans qu’on vienne les déranger, afin de mener leur journée comme elles l’entendent. C’est dans la solitude qu’elles se ressourcent.

Les rapports sociaux, surtout ceux impliquant des groupes, les « vide » de leur énergie, voire les stresse et les angoisse. C’est la solitude qui leur permet de se retrouver, de se ressourcer.

Cette différence fondamentale de tempérament a toujours existé ; c’est la distinction d’attraction de la foule et de la grotte, le degré de divergence entre le bateleur et l’ermite, et qui trouve son paroxysme aujourd’hui entre l’influenceur social aux millions de vues sur TikTok qui n’existe que par le regard des autres, et l’agoraphobe cherchant désespérément une zone blanche pour fuir le bruit du monde.

Dans lequel de ces deux profils vous reconnaissez-vous davantage ?

Ces deux populations souffrent davantage de la solitude

La seconde raison est, je vous le disais, qu’il y a un biais.

Les participants à cette étude étaient des adultes dans la force de l’âge.

Or les victimes les plus fréquemment citées des effets néfastes de la solitude sont les très-jeunes et les séniors.

Autrement dit, les générations les plus « fragiles ». Mais leur fragilité n’est pas la même.

Pour les plus jeunes, la solitude a évidemment un impact négatif, à un âge où l’on se « construit » en grande partie grâce aux relations que l’on noue avec autrui.

C’est parmi les adolescents et les jeunes adultes qu’on a constaté, dans plusieurs pays du monde, une hausse alarmante des tentatives de suicide dans le sillage des confinements liés au Covid.

Pour les personnes âgées, la solitude apparaît comme une fragilisation supplémentaire à un moment de la vie où tout semble partir en quenouille : la santé se détériore, on ne fait plus partie de la « classe active » de la société, enfants et petits-enfants partent vivre leur vie, la mort se rapproche…

Couper brutalement les personnes âgées de leurs visites en EHPAD a eu des conséquences dramatiques.

Et, de fait, les zones bleues – ces régions du monde où l’on vit plus longtemps et en meilleure santé que partout ailleurs sur la planète – nous enseignent qu’un trait récurrent chez les centenaires et les « supercentenaires » est leur implication dans une communauté sociale riche, soudée, et, surtout, multigénérationnelle.

Les séniors continuent à vivre au sein de leur village et/ou de leur famille, avec jeunes et moins jeunes, et ne sont ni exclus, ni rassemblés dans des établissements médico-sociaux.

Les bergers sardes octogénaires et nonagénaires font partie intégrante des « clans » dont ils sont les patriarches ; les « Mathusalem » Costa-Ricains de la péninsule de Nicoya vivent dans de grandes familles recomposées avec leur progéniture souvent issue de remariages ; les Okinawaiens fréquentent durant des décennies les mêmes « moai » (des cercles de jeux et de rencontre) et participent activement à la vie du village…

Est-ce à dire pour autant qu’une vieillesse « solitaire » est vouée au chagrin et à une triste fin ?

Non.

La solitude heureuse

L’an dernier, une étude[3] menée auprès de 70 000 personnes âgées dans plusieurs pays d’Europe entre 2011 et 2015 a à la fois confirmé ce que nous savions… et établi que l’exception est plus répandue qu’on ne le croit.

Ce que cette étude a confirmé, c’est qu’une solitude subie – autrement dit, l’isolement social, voire l’exclusion – ainsi que de mauvaises relations sociales sont associées à une qualité de vie médiocre, ainsi que des symptômes dépressifs.

Mais à l’inverse, parmi la minorité de ces personnes âgées vivant seules (4% de la cohorte), plus de la moitié avaient des résultats, en termes de qualité de vie, aussi élevés que les participants les plus satisfaits de leurs relations sociales !

Voilà, déjà, qui confirme le vieil adage « mieux vaut être seul que mal accompagné ».

Mais, surtout, ces résultats contredisent les messages traditionnels qui associent la solitude chez les personnes âgées à la dépression et une piètre qualité de vie.

Ils confirment en revanche que, lorsque la solitude est un choix, c’est un choix sain et positif.

J’y vois en outre, pour ma part, une confirmation de mes premières lectures en philosophie, puisque j’ai commencé cette lettre en vous parlant de ma première dissertation.

Car cette solitude, au soir de la vie, est considérée par beaucoup de penseurs antiques, parmi lesquels les Stoïciens, comme une marque de sagesse.

Être heureux seul est, selon des auteurs comme Sénèque, une vertu acquise par expérience : c’est à la fois être suffisamment en paix avec le monde extérieur pour ne pas craindre de s’en éloigner, et être suffisamment en paix intérieure pour ne pas avoir peur de se retrouver face à soi-même.

Cet état porte un nom, un peu exotique (il vient du grec), que j’aime beaucoup : ataraxie, ce qui signifie « absence de trouble ».

Et cette paix sereine, avec soi comme avec les autres, aboutit en fin de compte au bonheur.

Cette paix, cette ataraxie, ce bonheur, ne sont pas innés.

Ils résultent d’un travail sur soi, à la fois humble et de très grande exigence, puisqu’il consiste à dompter aussi bien nos passions que nos démons.

Je n’ai aucun moyen de le vérifier, mais j’aime à croire que cette « solitude heureuse » est celle ressentie par la majorité des « 4% » de personnes seules de l’étude ; autrement dit, qu’elle est la marque d’une sagesse acquise par leur expérience de vie.

Et vous, quel est votre rapport à la solitude ?

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] Rodolphe Bacquet, « Existe-t-il une « épidémie de solitude » ? », La lettre Alternatif
Bien-Être, 15 octobre 2023, disponible sur : https://alternatif-bien-etre.com/sante-et-
emotions/existe-t-il-une-epidemie-de-solitude/

[2] Weinstein, N., et al. «Balance between solitude and socializing: everyday solitude time
both benefits and harms well-being». Sci Rep 13, 21160, 2023.

[3] Amanda Lindström « Research gives new perspectives on social isolation in older age»,
LiU magazine, 1er juillet 2022