Une leçon de survie

Chers amis,

L’île Tromelin est un îlot de sable perdu dans l’océan indien.

Avant qu’elle ne prenne son nom actuel (dans des circonstances que vous connaissez peut-être, et que je vais vous raconter), on l’appelait simplement « l’île de sable ».

Des vents violents, les alizés du sud, d’une vitesse de 15 à 35 km/h, soufflent presque en permanence sur l’île. Entre janvier et avril, les cyclones du nord-ouest de l’océan indien s’abattent sur elle.

On ne trouve sur sa minuscule surface d’un km2 qu’un seul et unique arbuste, le veloutier. Ses racines très profondes lui permettent de repousser après les multiples arrachages provoqués par les tempêtes régulières.

Bref, c’est une île déserte, désolée, peu propice à la vie.

C’est pourtant sur ce confetti sablonneux balayé par les bourrasques qu’ont vécu pendant quinze ans des êtres humains.

Réduits en esclavage puis naufragés

Jusqu’en 1761, aucun homme n’avait mis le pied sur « l’île de sable ». De fait, les navigateurs qui jusqu’alors l’avaient reconnue s’étaient contentés d’en faire le tour, voyant bien que cette couche de sable ne pouvait recéler aucune ressource digne d’intérêt.

Du reste, l’île est entourée de récifs coralliens et subit en permanence l’assaut de vagues déferlantes, qui rendent tout débarquement périlleux (aujourd’hui encore, c’est par avion, au moyen d’une piste tracée dans le sable, qu’on arrive sur l’île Tromelin).

L’île Tromelin aujourd’hui

Ils n’avaient pas cherché à débarquer sur l’île, bien au contraire : ils avaient voulu l’éviter.

Les premiers hommes à fouler le sol de cette île de sable furent des naufragés.

Mais la carte de navigation dont ils disposaient donnait une position incorrecte de l’île de sable. Une nuit, leur navire, qui venait de Madagascar, s’échoua sur le récif corallien.

Les naufragés auraient dû n’être « que » les 122 marins français qui composaient l’équipage du navire, armé par la Compagnie française des Indes orientales.

Mais le capitaine de ce navire qui avait quitté une dizaine de jours plus tôt Madagascar avait enfreint un ordre formel de ses supérieurs : il avait embarqué à bord 160 esclaves malgaches.

Au cours du naufrage, près de la moitié de ces esclaves périrent. Ils avaient été enfermés dans la cale, dont les accès avaient été cloutés, par crainte d’une révolte.

Les survivants gagnèrent, avec l’équipage, l’île de sable.

En récupérant des morceaux de l’épave, les marins construisirent un radeau, sur lequel ils embarquèrent deux mois après le naufrage, en promettant aux quelque 80 Malgaches de dépêcher un navire afin de les sauver.

Les marins parvinrent à regagner Madagascar, mais aucun navire ne fut envoyé pour secourir les esclaves de contrebande.

C’est ainsi que 80 êtres humains furent livrés à eux-mêmes sur un îlot de sable d’un km2, désertique et venteux, à plusieurs centaines de kilomètres de toute terre habitée.

Carte de l’île dressée par les marins rescapés du naufrage

Survivre… et rester humain

Quatre missions archéologiques furent menées sur l’île Tromelin au cours des dix dernières années.

Les vestiges découverts par les archéologues nous enseignent que loin de se laisser abattre, les rescapés ont recréé une société organisée, appris à tirer parti de la plus misérable ressource dont ils disposaient, et fait preuve d’un sens de la survie et de l’adaptation stupéfiant.

Tout d’abord, il faut immédiatement répondre à la question que l’on se pose naturellement face à un tel tableau : aucun des squelettes retrouvés sur le site ne porte de trace d’anthropophagie.

Les découvertes des archéologues ont dévoilé, qu’au contraire, les rescapés ont autant lutté pour survivre que pour conserver leur humanité.

Ils avaient créé un véritable petit village, contraire à toutes les traditions malgaches : chaque bâtiment avait des murs de 1 à 1,5 m d’épaisseur, l’espace intérieur était très réduit. Leur orientation non plus n’avait rien d’habituel…

Maquette des vestiges du « village » des naufragés

Ces murs très épais, résistant aux bourrasques, étaient la solution la mieux adaptée à ce milieu extrêmement venteux. L’orientation des ouvertures était choisie de façon à être protégée du vent.

Les archéologues ont vite compris que ce village n’était pas « né d’un coup », mais s’était formé sur les vestiges d’édifices précédemment détruits par des tempêtes.

Combien de tempêtes, de destructions d’abris, ces hommes et ces femmes ont-ils connus ? Ils n’ont pourtant pas baissé les bras, et sont parvenus à tenir tête à ces conditions climatiques extrêmes.

Quelle leçon !

Mais comment avaient-ils construit ces murs, sans pierre ? Grâce à un mélange de grès et de corail, dont la solidité a elle aussi été testée au fil d’échecs répétés.

Les reste est à l’avenant.

La nourriture était essentiellement composée de sternes fuligineuses – une colonie d’oiseaux qui nichait sur l’île – et de tortues vertes. Cette ressource ne fut pas que nutritionnelle.

Avec les plumes des oiseaux, les naufragés tressaient des vêtements, comme des pagnes. Des carapaces de tortue, ils faisaient des ustensiles de cuisine.

L’eau potable venait d’un puits creusé au centre de l’île. Le feu était rallumé grâce à des silex, et probablement alimenté par du bois mort de veloutier, l’arbuste dont je vous parlais au début de ce message.

Des objets avaient pu être sauvés du naufrage. Certains furent utilisés tels quels, comme des hameçons ou des pointes de harpon ; d’autres, détournés de leur usage originel. Des charnières de porte furent transformées en hache ; des gonds, en marteaux.

Surtout, chaque objet était systématiquement recyclé. Un atelier pour fondre et créer de nouveaux objets à partir du métal disponible était en activité. Une véritable économie du réemploi, où l’ingéniosité des naufragés se révèle, s’était mise en place sur l’île. Les archéologues ont même retrouvé des bijoux (bracelets et chaînettes) !

Quelques outils découverts lors des fouilles

Quinze ans après le naufrage, une corvette française fut enfin expédiée pour secourir les éventuels survivants de ce drame. L’équipage s’attendait à ne plus trouver âme-qui-vive… Mais ils trouvèrent huit personnes.

Il y avait sept femmes, et quelqu’un qui n’avait jamais fait naufrage… mais était né sur l’île. Un nourrisson de sept mois. Deux des sept femmes étaient sa mère et sa grand-mère.

Le capitaine de corvette recueillit à son bord les huit survivants, les déclara libres puis les fit baptiser. Il s’appelait Jacques Marie de Tromelin, et donna son nom à l’île.

Une leçon de survie, et de vie

La façon dont ces hommes et ces femmes ont survécu, prisonniers du minuscule bout de terre sur lequel le destin les avait jetés, oubliés de tous, force le respect et l’admiration.

Elle est surtout une leçon éclatante de génie humain. L’extrême rareté des ressources, les conditions inhospitalières auxquelles ils durent faire face, n’ont pas empêché ces hommes et ces femmes de réécrire sur cette île une histoire de l’humanité.

Il est particulièrement émouvant d’être en présence des traces de leur vie sociale, de leur sens de l’art, qui ont persisté contre vents et marées.

Je vous parlais de « leçon de vie » au début de cette lettre, et cela n’a rien de présomptueux de ma part.

Moi qui vous écris, vous qui me lisez, ne connaîtrons jamais (j’espère !) de situation aussi critique.

Pourtant, ce que les naufragés de Tromelin ont appris et appliqué par nécessité, nous pouvons le mettre en œuvre quotidiennement : l’ingéniosité, le recyclage, tirer le meilleur parti de nos ressources, ne renoncer ni à l’art, ni à la coopération avec autrui, sont des réflexes et des démarches qui, on le sait, nous aident à vivre mieux, et plus longtemps.

Portez-vous bien,

Rodolphe