Chers amis,

Plus jeune, j’étais assez friand de la série télévisée La Quatrième dimension, dont chaque épisode raconte une histoire fantastique à la morale souvent cruelle.

L’une d’elle m’a particulièrement marqué. On y suit un employé de banque très myope, doté de lunettes épaisses (en « cul de bouteille »), et qui a une passion contrariée : la lecture.

Son patron lui reproche de trop lire au travail ; rentré chez lui, son épouse lui retire son journal des mains, et arrache même des pages de son livre !

Notre lecteur contrarié décide alors de se réfugier dans la salle des coffres de sa banque pour lire tranquillement. Quand il rouvre la porte blindée, il s’aperçoit que durant son isolement une bombe H s’est abattue sur la ville et qu’il est l’unique survivant !

D’abord désespéré par ce désastre, il passe devant la bibliothèque municipale…

Il est désormais le plus heureux des hommes : tous les livres du monde sont à sa dispositionet il a tout le temps de les lire, et plus personne pour l’en empêcher.

Et c’est à ce moment-là… qu’il casse accidentellement ses lunettes !

Un handicap visuel… et une tare sociale

Si vous souffrez d’une vue basse et avez déjà perdu ou cassé vos lunettes, vous connaissez ce désarroi que l’on peut éprouver lorsque l’on est contraint d’évoluer à tâtons dans un environnement flou.

La vue est le plus sollicité de nos 5 sens, aussi une mauvaise vision est-elle un handicap réel ; ce handicap se « corrige » facilement grâce aux lunettes (ainsi, aujourd’hui, qu’aux lentilles de contact et dans certains cas aux opérations).

Cependant si vous souffrez de vue basse depuis l’enfance, vous avez probablement aussi éprouvé le prix à payer pour corriger ce handicap : le mépris que peuvent exprimer ceux qui ne portent pas de lunettes !

Le port de lunettes a toujours été associé à une image d’intello et de premier de la classe.

Quand un auteur veut caractériser un personnage savant ou très sérieux, il le chausse immanquablement de lunettes. La plupart du temps, ce personnage est également ennuyeux et sujet aux quolibets.

Le schtroumpf à lunettes est ainsi le plus « scolaire » et raseur de tous les schtroumpfs, toujours prompt à faire la leçon aux autres.

Dans Le Petit Nicolas, le premier de la classe, Agnan, est évidemment équipé de lunettes qui aggravent son statut de « chouchou de la maîtresse ».

Ces ciblages-là plutôt gentils cachent une vraie souffrance : l’humiliation dans les cours d’école ayant pour seul motif le port de lunettes est hélas courante, et peut être très violente.

Un rappeur français, Young Jeune, a concentré toute cette violence dans une chanson au titre sans équivoque : « sale binoclard, on va t’casser tes lunettes »[1]

Ses paroles sont éloquentes – et, je vous préviens, assez choquantes :

« Bino-binoclard, ne traîne pas trop dans le bendo tard
On mène la vie de rockeur pas celle de Vivaldi
Comme Harry Potter on va te laisser une cicatrice
Si tu fais le chaud, si tu te la pètes
Gros, on va te casser tes lunettes
Petit pédé, rendez-vous à la récré

(…)

Je vais casser tes lunettes d’intello
Si tu me laisses pas copier pendant l’interro
 »

Cette chanson, dont je vous laisserai juge de la qualité artistique, résume toutes les tares dont ceux qui ne portent de lunettes attribuent à ceux qui en portent : des personnes préférant la musique classique au rock, les livres au sport, pédants et même suspects d’homosexualité.

Mais d’où viennent ces clichés ?

Réponse : du Moyen-Âge !

De la myopie aux lunettes

La myopie, qui est aujourd’hui la principale cause de port de lunettes de vue, existait évidemment bien avant ces dernières.

Avant leur invention, les myopes devaient compenser autrement leur handicap : ils devaient soit avoir le nez proche du texte, soit se faire faire la lecture par quelqu’un.

Le principe du « verre correcteur » est cependant connu depuis au moins 2000 ans : Pline l’Ancien note que l’empereur Néron, qui était myope, pour mieux distinguer les combats de gladiateurs, les regardait… à travers une émeraude[2] !

Mais tout le monde n’a pas les moyens de se promener avec une émeraude pour s’en servir de loupe.

L’invention des lunettes remonterait au XIIIsiècle, en Italie, et serait due à un moine[3].

Or les moines, à cette époque, étaient les dépositaires du savoir : avant l’invention de l’imprimerie, les livres étaient rares, fragiles, et copiés d’un siècle à l’autre.

Les conditions de conservation des précieux ouvrages déterminaient les conditions de travail des moines copistes, qui lisaient et recopiaient les textes dans des pièces faiblement éclairées, protégées aussi bien du soleil que de l’humidité.

La première représentation connue d’un homme portant des lunettes illustre précisément cette situation :

Il s’agit du cardinal-évêque d’Ostie (près de Rome) Hugo da San-Caro, représenté au milieu du XIIIsiècle en train de travailler à des textes religieux, des bésicles sur le nez.

Nous le savons désormais, ce sont ces conditions qui favorisent l’apparition de la myopie : un faible éclairage associé à une vision récurrente de près (comme la lecture) « déshabitue » les yeux à voir de loin, avec une lumière naturelle.

Alberto Manguel, dans son Histoire de la lecture, remarque que la demande de lunettes augmenta à partir du XVe siècle, c’est-à-dire peu après l’invention de l’imprimerie et par conséquent la démocratisation du livre, et de la lecture[4].

C’est pourquoi, jusqu’à aujourd’hui, le port de lunettes est étroitement associé à une image de « rat de bibliothèque » : les personnes qui, dès l’enfance, montrent un goût marqué pour la lecture, sont effectivement beaucoup plus sujettes aux problèmes de vue.

Myopie : nouvelles causes… et nouvelles solutions ?

Aujourd’hui, 30% des Français sont myopes, et d’après l’OMS, la moitié de la population mondiale devrait souffrir de ce trouble de la vision d’ici 2050[5].

Pour autant, la moitié de la population mondiale ne s’est pas brutalement convertie à la passion de la lecture dans de faibles conditions de luminosité !

Comment expliquer alors cette « épidémie » de myopie, à une époque où les plus jeunes lisent, sinon de moins en moins, en tout cas pas davantage que les générations précédentes ?

La cause, vous l’avez littéralement sous les yeux : c’est l’écran sur lequel vous lisez ces lignes.

C’est l’omniprésence des écrans – téléphones portables, tablettes, ordinateurs – qui désormais, bien plus que les livres, rendent paresseux les yeux de la moitié de la population mondiales.

En réalité les écrans sont pires que les livres car ils sont rétroluminescents : la lumière bleue qu’ils émettent occasionne, en plus des problèmes de sommeil, des troubles de la fixation et de la fatigue oculaire.

Or ces écrans sont devenus omniprésents dans nos existences : faites l’exercice, la prochaine fois que vous prendrez le bus, le train ou le métro, de compter le nombre de personnes ayant la tête baissée, les yeux rivés sur leur téléphone portable durant toute la durée du trajet.

Vous devriez atteindre une proportion de 80 à 90%.

Pire encore, les enfants eux-mêmes sont peu protégés de ces écrans omniprésents : ils sont de plus en plus jeunes mis devant des écrans, sans guère de limite ni de durée, ni d’intensité (de luminosité notamment).

Une façon de prévenir la myopie chez les plus jeunes est désormais bien documentée : elle consiste tout simplement à laisser les enfants jouer dehors plus d’une heure par jour.

C’est l’intensité de lumière naturelle et la vision de loin qui permettent à l’œil de l’enfant de ne pas « s’affaisser », comme une étude menée sur des enfants chinois l’a démontrée, quand à l’inverse le temps passé sur le téléphone ou l’ordinateur aggravait la myopie[6].

Mais chez les adultes ?

Votre œil est vivant !

Une étude passionnante a été publiée en 2012.

Des chercheurs australiens ont découvert que les habitants de l’île de Norfolk présentaient un taux de myopie très inférieur à celui des autres populations du monde[7].

En affinant leur recherche, ils se sont aperçus que cette résistance à la myopie était surtout caractéristique de la partie de la population constituée par… les descendants des révoltés du Bounty !

Si les chercheurs se gardaient bien d’expliquer cette différence, un contributeur d’Alternatif Bien-Être aujourd’hui décédé, Pierre Lance, supputait que cet avantage génétique avait été acquis par l’habitude des marins et de leurs descendants de scruter l’horizon[8].

Et, effectivement, exercer sa vision de loin, à la lumière naturelle, est le meilleur moyen de prévenir la myopie – chez les enfants comme chez les adultes.

Mais une mauvaise vision déjà corrigée peut-elle être corrigée par des exercices simples reposant sur les mêmes principes ?

D’après ceux qui ont essayé, la réponse est clairement (c’est le cas de le dire !) oui.

Il existe des méthodes de gymnastique oculaire qui permettraient de freiner, voire d’inverser, des problèmes de vue.

Ces méthodes, ces exercices, nous rappellent une vérité fondamentale : l’œil est un organe vivant, qui peut se muscler et se « corriger » comme n’importe quel autre membre ou fonction de votre corps.

On peut apprendre ou réapprendre à marcher correctement après un accident ou une opération ; on peut rééduquer sa posture vertébrale pour ne plus avoir mal au dos – c’est la même chose avec votre œil, et votre façon de vous en servir.

Ces méthodes sont hélas trop peu connues du grand public, qui soit n’y croit pas, soit n’a pas accès aux enseignements les plus efficaces.

Si vous avez essayé l’un de ces méthodes ou pratiquez déjà une gymnastique oculaire, n’hésitez pas à laisser votre témoignage en commentaire.

Portez-vous bien,

Rodolphe

[1] Soundcloud, Youngjeune : https://soundcloud.com/youngjeune/sale-binoclard-on-va-te-casser-les-lunettes-1

[2] Pline l’Ancien, livre 37 de l’Histoire naturelle

[3] Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture, Babel, 2006, p.418

[4] Ibid., p.420

[5] « Myopie : l’épidémie qui inquiète les médecins » https://www.ladepeche.fr/2022/11/24/les-medecins-salarment-dune-epidemie-de-myopie-10823048.php

[6] Guan, Hongyu et al. “Impact of various types of near work and time spent outdoors at different times of day on visual acuity and refractive error among Chinese school-going children.” PloS one vol. 14,4 e0215827. 26 Apr. 2019, doi:10.1371/journal.pone.0215827 https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31026279/

[7] https://phys.org/news/2012-07-bounty-mutiny-descendants-myopia.html?deviceType=desktop

[8] « La vue perçante des révoltés du Bounty », Pierre Lance, Alternatif Bien-Être n°131, août 2017