Chers amis,

Ça va vous paraître idiot, mais la seule chose que j’ai retenue du film Un Indien dans la ville, c’est la définition de l’amour que donne Thierry Lhermitte à son jeune Indien de fils :

« Quand on aime quelqu’un, comment t’expliquer ?… C’est comme si on avait une grande image devant les yeux. Ça prend toute la vue, ça cache le reste, on ne voit pas les autres femmes. »

C’est assez bien vu (sans jeu de mot), je trouve. La personne aimée, surtout au début d’une relation, occupe tout l’espace de nos pensées et de nos désirs.

Puis, le même personnage décrit à sa façon la fin d’une histoire d’amour :

« Au début, tu as toujours l’image devant les yeux, mais elle s’éloigne petit à petit. Puis un matin, tu te réveilles, tu vois ta vie devant toi. Puis il y a cette image en plein milieu. Et elle est belle dans le paysage. Ça s’appelle un souvenir. »

Publiées respectivement en novembre dernier et ce mois-ci, deux recherches scientifiques éclairent ce qui se passe en vous au début d’une idylle… et à la fin.

Certes, ces deux études offrent une lecture très « biologique », et donc froide, clinique, de l’amour (et de sa fin) ; mais vous verrez que ça n’est pas contradictoire avec une façon d’appréhender cette question de façon, disons, plus élevée.

Regard dépassionné sur la passion

Commençons par le début : vous venez de rencontrer quelqu’un, ou bien vous connaissez quelqu’un depuis un moment et commencez à nourrir de forts sentiments pour cette personne.

Vous éprouvez les papillons dans le ventre au début d’une histoire d’amour, le cœur qui bat la chamade lorsque vous vous retrouvez et vous blottissez dans les bras de l’être aimé, votre peau qui frissonne sous ses doigts…

Bien que l’amour entre deux êtres réveille quasiment tous nos organes et qu’un gros cœur rouge soit universellement devenu le symbole de l’amour et des passions qu’il déclenche, c’est bel et bien le cerveau le chef d’orchestre de ce moment très particulier de l’existence.

Le fait n’est évidemment pas nouveau, et a fait l’objet de plusieurs études, même si paradoxalement, sur un sujet aussi universel que l’amour « passionnel » ou « romantique », la recherche n’en est qu’à ses balbutiements.

En 2020 une étude avait déjà permis d’établir médicalement que le cerveau des personnes amoureuses ne fonctionne littéralement pas de la même façon que le cerveau de personnes célibataires : leurs réseaux neuronaux sont organisés différemment !

L’imagerie à résonance magnétique (IRM) avait en effet démontré qu’une personne au stade précoce de l’amour (durant les premières semaines) avait un cerveau altéré, dont les différentes parties sont moins bien interconnectées, mais plus sensible aux émotions[1].

Très concrètement, cette étude confirmait que, lorsque l’on tombe amoureux… on a l’esprit ailleurs, et que l’on est même provisoirement un peu « idiot » !

Cette même étude avait par ailleurs permis de battre en brèche la théorie jusqu’ici dominante selon laquelle l’amour se traduisait, en termes d’activité cérébrale, par le même « profil » que l’addiction. Un cerveau ni « normal », ni « addict », donc.

Alors, quelle est la nature de cette activité cérébrale « amoureuse » ?

C’est la question à laquelle répond l’étude menée par deux chercheurs australiens sur 1556 participants amoureux (évidemment).  

L’amour « hacke » votre cerveau !

Si je vous demande quelle est l’hormone de l’amour, il y a de fortes chances pour que vous me répondiez : l’ocytocine.

Ce qu’ont découvert les deux auteurs australiens c’est que, au début d’une relation amoureuse, une autre hormone joue un rôle si déterminant que son importance diminue lorsque le sentiment amoureux lui-même se normalise ou s’estompe[2].

Cette hormone, qui se double d’un neurotransmetteur, c’est la dopamine.

Peut-être avez-vous déjà entendu parler du système dopaminergique. C’est lui qui explique que, lorsque quelque chose nous plaît (nourriture, jeu, lecture… et sexualité), nous éprouvons du plaisir et souhaitons recommencer. C’est le système de la récompense.

Ce système de récompense joue un rôle important dans la théorie biopsychologique de la personnalité proposée dans les années 1970 par un psychologue, Jeffrey Allan Gray, et qui a depuis lors été étayée par de nombreuses études biologiques et psychologiques.

Cette théorie postule qu’il y a, dans le cerveau humain, deux principales « autoroutes » neuronales déterminant les interactions d’une personne avec son environnement : la première liée à l’évitement et l’inhibition, la seconde à l’action et à la motivation.

C’est évidemment à la seconde que la dopamine, et le système de la récompense, sont liés.

D’après les conclusions de l’étude australienne, l’intensité du sentiment amoureux est étroitement liée aux circuits neuronaux en jeu dans ce « système d’action-récompense » : l’être aimé devient le principal objet de plaisir et de satisfaction de votre cerveau, qui vous pousse à agir.

Autrement dit : la personne aimée « hacke » votre cerveau ; c’est pour elle – dès que vous y pensez (soit presque en permanence au début d’une relation) ou la voyez, que votre système d’action-récompense fonctionne à plein régime, reléguant le reste au second plan[3]

Ce qui est intéressant à mes yeux, avec cette étude, c’est qu’elle démontre biologiquement l’ancienneté de l’amour : ce système d’action-récompense est en effet archaïque, nous l’avons hérité de nos lointains ancêtres hominidés.

Autrement dit, l’amour « romantique », même dans la façon moderne dont nous le vivons, utilise des mécanismes cérébraux incroyablement anciens. L’être aimé y prend une place de « stimulus » qui va influencer toutes les dimensions de votre comportement.

C’est, en effet, une explication biologique du fait que non seulement votre perception de la personne aimée change profondément – jusqu’à l’idéalisation – mais qu’elle devient la personne la plus importante de votre vie. Elle est omniprésente ! Thierry Lhermitte avait raison !  

C’est également ce qui explique que, pour lui faire plaisir, et donc vous faire plaisir en retour, vous allez changer d’attitude en sa présence, changer votre emploi du temps pour vous rendre plus disponible, changer même votre garde-robe, voire vos habitudes, pour vous rendre plus désirable.

Lorsque vous tombez amoureux, vos efforts cognitifs, émotionnels et comportementaux ne répondent plus qu’à un seul stimulus qui « truste » le système d’action-récompense de votre cerveau : la personne que vous aimez.

Adieu dopamine

Puis, il y a quelques jours, une étude américaine en neurosciences a été publiée dans Current Biology, qui confirme ces découvertes australiennes publiées deux mois plus tôt.

Que confirme-t-elle exactement ? Le rôle de la dopamine dans le maintien du sentiment amoureux… et son effondrement au moment de la rupture.

L’étude en question a cette fois été menée sur… des campagnols (ne riez pas).

Pourquoi des campagnols ? Parce qu’ils font partie des 3 à 5% des mammifères formant des couples monogames.

L’être humain fait-il partie de ce club ? La question est trop vaste et philosophique pour être tranchée ici !

Néanmoins, les campagnols ayant tendance à se mettre en couple pour longtemps, à partager un foyer et à élever leurs petits ensemble, le choix des chercheurs est cohérent.

Leurs travaux ont permis de mettre en évidence la libération de dopamine dans une région cérébrale précise – le noyau accumbens, un ensemble de neurone au centre du cerveau – dès que l’un de ces petits animaux retrouve son partenaire de vie[4].

Ainsi, si nous transposons ces observations à l’homme, ces travaux suggèrent que votre partenaire de vie, votre amoureux ou votre amoureuse, laisse une empreinte chimique précise dans votre cerveau tant que dure cette relation.

Cette « signature » biochimique entraînant la libération de dopamine dans le cerveau pourrait être, en neurosciences en tout cas, la définition de l’amour.

Cette empreinte n’est pas éternelle. Tout laisse à penser qu’au moment d’une rupture amoureuse, la libération de dopamine s’effondre.

Ce qui explique, très froidement et biologiquement là encore je vous l’accorde, le « blues » voire la dépression que peut entraîner une séparation.

Et après la séparation ? Chez les campagnols, la séparation entre partenaires durant quatre semaines (un temps très long pour ces petits rongeurs) efface l’empreinte chimique que provoque l’autre.

Autrement dit : deux campagnols séparés depuis longtemps redeviennent des campagnols lambda l’un pour l’autre, ne provoquant plus de libération de dopamine.

Un égoïsme à deux ?

Ces études portant sur l’amour romantique – mais aussi la façon dont un fort attachement peut se créer sur le long terme – ne sont précisément pas très romantiques, j’en conviens.

Toutefois elles permettent, presque 90 ans plus tard, une lecture « scientifique » de ce très beau texte de Pierre Teilhard de Chardin consacré à l’amour :

« Lorsque deux êtres, parmi le fourmillement des êtres, arrivent à se rencontrer, entre lesquels un grand amour est possible, ils tendent immédiatement à se refermer sur la possession jalouse de leur mutuel achèvement. Sous l’effet de la plénitude qui les envahit, ils cherchent instinctivement à se clore l’un dans l’autre, à l’exclusion du reste[5]. »

C’est ce que Teilhard de Chardin appelle alors « l’égoïsme à deux », ce qui convient bien à nos découvertes scientifiques de ces dernières semaines : pour les cerveaux de deux êtres amoureux, l’autre est ce qui monopolise toute son attention et lui procure le plus de plaisir.

Mais, pour Teilhard de Chardin, qui était à la fois scientifique et prêtre, l’amour est « la plus universelle (…) et la plus mystérieuse des énergies cosmiques[6] ».

Pour transcender cet « égoïsme à deux » tout en employant à bon escient cette « énergie cosmique », il faut un troisième élément.

Ce troisième élément, c’est, depuis la nuit des temps, la progéniture[7] – l’enfant, les enfants. Mais c’est aussi, pour Teilhard de Chardin, au-delà de la fonction reproductive : Dieu[8].

Je vous cite ces pensées car Teilhard de Chardin aurait probablement vu dans les études que je viens de vous relater la confirmation scientifique de son analyse des effets de l’amour… et une raison supplémentaire d’appuyer son exégèse spirituelle.

Je vous laisse méditer là-dessus en ce dimanche et vous invite à me faire part, en commentaire, de vos expériences amoureuses présentes et passées à la lumière de ces leçons.

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] Wang C, Song S, et al. « Altered brain network organization in romantic love as
measured with resting-state fMRI and graph theory ». Brain Imaging Behav.
2020

[2] « Love scrambles the brain and scientists can now tell us why » University of South
Australia 2024

[3] Adam Bode et al. « Romantic Love and Behavioral Activation System Sensitivity to a
Loved One » https://www.mdpi.com/ 2023

[4] Anne F. Pierce et al. « Nucleus accumbens dopamine release reflects the selective
nature of pair bonds » https://www.cell.com/ 2024

[5] P. Teilhard de Chardin, Sur l’amour, éd. Du Seuil, Paris, 1967, pp.22-23

[6] Ibid., p.7

[7] Ibid., p.24

[8] Ibid., p.25