Chers amis,

Les 7 péchés capitaux, c’est comme Les Trois Mousquetaires : il y en a en réalité un de plus.

En fait, rien ne va dans cette appellation de « 7 péchés capitaux » : non seulement ils ne sont pas 7, mais en plus… ce ne sont pas des péchés !

Si l’on remonte le fil historique de cette liste, on comprend que leur identification dépasse le seul catéchisme et que, croyant ou non, on a tout à gagner à comprendre leur nature profondément humaine et actuelle.

Les 7 péchés capitaux tels qu’on les connaît aujourd’hui ont été définitivement énumérés par Saint Thomas d’Aquin au XIIIème siècle dans sa Somme théologique[1]: « On distingue […] sept vices capitaux qui sont : l’orgueil, l’avarice, la luxure, l’envie, la gourmandise, la colère et la paresse. »

Comme il l’écrit lui-même il s’agit moins de péchés que de vices.

Et ces vices sont « capitaux » non parce qu’ils sont les plus graves ou mortels, mais parce qu’ils sont à l’origine, c’est-à-dire à la tête (« capital » vient du latin caput, qui veut dire « tête ») d’autres péchés.

Ainsi, la gourmandise est rarement un péché grave, mais elle peut engendrer un manque de sobriété et de retenue dans d’autres domaines : vol, mensonge, etc.

Mais, ce que je trouve personnellement intéressant, c’est que Saint Thomas d’Aquin, pour établir sa liste très théorique, s’est en réalité inspiré d’écrits datant de neuf siècles plus tôt.

Autrement dit, il y a plus de distance entre ces écrits originels et Saint Thomas d’Aquin, qu’entre Saint Thomas d’Aquin et nous !

Tout commence au IIIème siècle, au moment où Constantin décrète le christianisme religion d’État officielle de l’Empire romain.

Cette institutionnalisation de la foi chrétienne pousse des milliers d’hommes, et mêmes quelques femmes, à se retirer dans les déserts d’Égypte, de Palestine et de Syrie entre les IIIe et VIème siècles pour vivre une foi plus radicale et authentique.

On les appelle les « Pères du désert ».

Ils cherchaient la solitude et le silence pour échapper aux distractions du monde, inspirés par l’exemple de Jésus qui s’était retiré quarante jours dans le désert.

Le désert était pour eux un espace propice à l’ascèse, au jeûne et à la prière intense.

En vivant dans un dénuement extrême, ils imitaient les figures bibliques comme Moïse et Élie, qui avaient rencontré Dieu dans la solitude du désert. Ils voulaient appliquer littéralement les exigences évangéliques, renoncer à eux-mêmes, et vivre dans un dépouillement matériel absolu.

Ce mode de vie visait à purifier leur âme et à atteindre une communion profonde avec Dieu, tout en priant pour le monde. Mais ils ne tardèrent pas à se rendre compte que le désert était également un lieu de combat spirituel contre les « démons ».

En cherchant Dieu, ils se sont retrouvés face à eux-mêmes et à leurs démons intérieurs.

Ces « démons » ou « logismoi » (« pensées tentatrices ») les détournaient de Dieu, mais aussi de leur idéal d’ascèse.

Les Pères du désert ont laissé des traces de leurs expériences spirituelles sous forme de réflexions sur les forces qui perturbent l’âme.

C’est Évagre le Pontique, l’un des plus influents d’entre eux, qui a systématisé ce que l’on connaît comme les huit « logismoi » ou pensées mauvaises.

Ces pensées ne sont pas de simples tentations ; elles constituent des troubles de l’âme, des désordres qui empêchent l’homme de se tourner pleinement vers l’amour divin.

Il s’agit de :

  • la gastrimargie (gourmandise),
  • la fornication (luxure),
  • l’avarice,
  • la tristesse,
  • la colère,
  • l’acédie (ou torpeur spirituelle),
  • la vaine gloire,
  • et l’orgueil.

Parler de « démon » aujourd’hui peut paraître outrancier, voire ridicule : ces Pères du désert avaient une imagination fertile !

En réalité, ils utilisaient le vocabulaire alors à leur disposition pour désigner ce qu’aucun autre homme avant eux n’avait décrit de l’intérieur.

Car ces « pensées tentatrices » ont évidemment toujours existé, et quelques philosophes grecs, parmi lesquels Aristote, en avaient fait la description dans l’Antiquité.

Mais les Pères de désert racontent leur propre expérience et leur propre combat, à hauteur d’homme, contre ce que la psychologie moderne appellera bien plus tard « pulsions », « passions », « obsessions », « projections, « inconscient ».

Le philosophe C.G. Jung parle des « démons » des Pères du désert dans le contexte de sa conception des complexes[2] : il analyse les « tromperies du démon » dont témoignent les Pères de désert comme une projection de nos désirs et de nos passions propres.

Ainsi, les « démons » décrits par les Pères du désert, y compris dans leurs moyens d’action récurrents – rêves, fantasmes et même « possession » – seraient la première description d’une expérience humaine inconsciente, mais universelle.

D’après les Pères du désert, les démons nous inspirent des rêves et des fantasmes pendant le sommeil ; ces apparitions suscitent des mouvements de violente passion : la « possession », par exemple, exprime simplement le fait que l’on n’est plus maître de cette passion[3].


Lorsque ces idées ont traversé les siècles et les cultures, notamment grâce à l’influence de la théologie médiévale, elles ont été synthétisées par le pape Grégoire le Grand en une liste de sept péchés capitaux, plus accessibles pour la pédagogie chrétienne : gourmandise, luxure, avarice, paresse, colère, envie et orgueil.

Certains ont été fusionnés (comme tristesse et acédie, devenues la paresse), tandis que d’autres ont changé de forme pour mieux résonner avec les sensibilités de leur époque.

Jusqu’à, donc, Saint Thomas d’Aquin.

Mais, dans l’opération, toute la finesse et l’authenticité de l’expérience des Pères du désert s’est effacée pour ne plus laisser place qu’à un dogme rigide.

Or il ne faut pas comprendre ces soi-disant « péchés » comme des condamnations mais comme des fenêtres ouvertes sur les fragilités humaines.

Les Pères du désert ont forgé un langage mythologique propre à rendre compte de réalités très profondes et, sans doute, plus actuelles que jamais.

Chaque « logismos » ou « démon » des Pères du désert reflète un désir dévié, une soif mal orientée.

Par exemple, l’avarice n’est pas seulement un amour excessif des richesses : c’est souvent le symptôme d’une peur du manque, d’une incapacité à faire confiance.

Décrypter ce langage consiste à transformer ces énergies négatives en forces positives.

L’orgueil peut devenir une saine affirmation de soi ; la colère, une énergie pour agir avec justice ; et même la gourmandise, une manière de cultiver la gratitude pour les dons de la vie.

Nous vivons dans une époque où ces péchés semblent omniprésents sous des formes modernes : la vaine gloire se traduit en narcissisme sur les réseaux sociaux ; l’envie, en comparaison perpétuelle.

Mais la sagesse des Pères du désert et les éclairages modernes comme ceux de C.G. Jung nous rappellent que ces failles ne sont en aucun cas des fatalités.

Elles peuvent devenir des chemins vers une humanité plus libre, plus épanouie ; un équilibre plus sain.

Et c’est ce que je vous propose de regarder ensemble dans une prochaine série de lettres.

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet


[1] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique

1a 2ae = Prima Secundae = 1ère partie de la 2ème partie

Question 84 : De la cause du péché selon qu’un péché est la cause d’un autre – http://jesusmarie.free.fr/1a2ae_q084.htm

[2] Anselm Grün, Aux prises avec le mal, Abbaye de Bellefontaine, 1990, pp.16-17

[3] Ibid., p.19