L’acédie, et son antidote
Chers amis,
Dimanche dernier, dans la foulée de ma série de lettres sur les sept péchés capitaux, j’avais soldé celle consacrée à la paresse en vous écrivant que cette dernière n’était, en somme, qu’une version simplifiée et tronquée de l’un des « 8 démons » des Pères du désert.
Il s’agit du « démon de l’acédie ».
Peut-être avez-vous alors découvert, ou découvrez-vous maintenant, ce mot : acédie.
Je vous l’annonçais déjà à la fin de ma lettre consacrée à la tristesse : l’acédie est « la compagne de la tristesse »[1], cette dernière étant elle-même une « condisciple de l’acédie[2]. »
Au moins, le lien est clair ! D’après les Pères du désert, l’acédie vient donc directement de la tristesse, dont elle est une sorte d’enracinement dans l’âme.
Et qui la ronge.
Autrement dit : elle n’est pas un état passager.
Mais par quel mot traduire, aujourd’hui, ce terme d’acédie ?
Mélancolie ?
Dépression ?
L’acédie : un mot oublié pour désigner un « mal de tous les temps »
La paresse a éclipsé l’acédie car, comme elle, elle altère notre capacité à agir.
« Saint Thomas d’Aquin définit la paresse, ou acédie, comme étant la tristesse qui provient des biens spirituels, soit une variante de la tristesse. Le paresseux est avant tout un homme triste. Rien n’est en mesure de solliciter son intérêt, son attention ou son énergie.
– Allons ! – lui dit un de ses amis –, faisons ceci aujourd’hui même.
– Demain, répond le paresseux.
– Et pourquoi demain ?
– Et pourquoi aujourd’hui ?[3] »
Si l’on suit cette interprétation, l’acédie serait une forme de procrastination (tendance à tout remettre au lendemain) ou la procrastination… une manifestation de l’acédie.
Sans doute. Mais tous ces mots – mélancolie, dépression, procrastination – recoupent un peu ce qu’est l’acédie sans l’embrasser totalement.
Je vous propose d’aller regarder ça d’un peu plus près, à la source.
Quelques surprises vous attendent.
Une impasse de l’âme
Le meilleur moyen de « cerner » l’acédie, c’est tout simplement de voir comment elle se manifeste.
Je rappelle ici que les Pères du désert, en décrivant les « démons », encore appelés « pensées mauvaises » tourmentant les anachorètes, n’ont pas du tout fait un travail théologique : ils ont observé attentivement ce qui « empoisonnait » leur quotidien.
Cette description est très concrète.
Il y a, déjà, la procrastination, que nous avons vue plus haut.
Mais il y a plus. La personne touchée par l’acédie est touchée par une sorte de « haine de l’application au travail », ou encore par un « sommeil récurrent »[4].
Elle a la tentation de « voir la source de son malaise dans le travail »[5].
Est-ce à dire pour autant que l’acédie vous pousse à ne rien faire – ce qui la rapprocherait effectivement de la paresse ?
Eh bien non !
D’une part, parce que l’acédie a deux composantes : la frustration et l’agressivité[6].
Car l’acédie peut précisément se manifester par une recherche éperdue de distractions – ce qui, bien sûr, ne résout pas le problème, mais le retarde[7]…
Mais encore par une instabilité chronique, un activisme infatigable ou un minimalisme forcené qui vous donne l’illusion qu’en vous débarrassant de tout, vous allez vous trouver.
Cette liste, vous le voyez, dépasse de très loin le seul cas des moines isolés dans le désert.
Évagre le Pontique, dans sa liste des manifestations, évoque même « l’amour volage[8] ».
L’acédie, c’est en somme la lassitude qui tantôt vous rend incapable d’agir, tantôt vous plonge dans une fuite éperdue de travail, de distractions amoureuses, d’un « mieux » inaccessible car non identifié.
C’est un « mal de tous les temps[9] », une « atonie de l’âme » ou une « impasse de l’âme ».
La grande désillusion
Un mal de tous les temps, et donc aussi du nôtre.
En particulier du nôtre, même, en cette époque où la part spirituelle de l’être humain fait grise mine devant le matérialisme et la profusion d’offres de « distraction » ; où les vocations et les carrières se défont face à la perte de sens ; où l’action quotidienne ressemble de plus en plus à un réflexe conditionné par un environnement automatisé.
Le Parisien qui quitte son boulot pour aller élever des chèvres dans le Larzac est devenu un poncif de notre époque. C’est, à mes yeux, une expression spectaculaire de l’acédie qui habite beaucoup de nos contemporains.
Les « reconversions » sont à la mode.
Ce choix peut paraître courageux, voire héroïque.
Et sans doute le passage à l’acte l’est-il, courageux ; hélas, il ne débouche la plupart du temps que sur une déception supplémentaire : ce n’est pas en changeant brutalement de métier, de milieu, qu’on « trouve un sens » comme par magie à son existence.
En réalité, en changeant de métier et de « vie », on change simplement de… problèmes.
Les obstacles ne disparaissent pas : ils changent simplement de forme et de nature.
Votre motivation, vos ressources pour franchir ces obstacles, ont-elles fondamentalement changé entretemps ? Souvent pas.
Ce phénomène de « grande désillusion » fait l’objet d’un nombre croissant de témoignages et d’articles de presse, comme celui-ci dans Le Monde en septembre dernier[10] :
Voilà, c’est ça l’acédie : ce n’est pas de la paresse, c’est un abattement, un découragement, suivi éventuellement d’un sursaut en forme de fuite en avant, avec à la clé l’illusion que tout changer autour de vous va vous changer à l’intérieur.
Illusion que l’article qualifie de « miroir aux alouettes » : 60 % des personnes ayant changé de travail à la faveur du Covid le regrettent moins de deux ans après !
L’expérience des Pères du désert nous enseigne au contraire que la lutte – et la victoire – contre ce profond tourment de l’âme passe par un travail d’introspection.
Pour le dire autrement : tout changer autour de vous consiste à reculer pour mieux sauter. Il faut d’abord réussir le « grand saut intérieur ».
Remèdes à l’acédie
Vous qui me lisez, peut-être êtes-vous déjà à la retraite.
Si tel est le cas, je suis prêt à parier que vous avez constaté, parmi vos enfants et vos petits-enfants, le même « tourment » ayant conduit aux mêmes désillusions.
Pire : être à la retraite ne vous épargne pas de l’acédie ; c’est même le contexte dans lequel elle peut se manifester de la façon la plus aiguë.
Après une vie d’activité professionnelle, encadrée, voire de routine, la retraite peut tout aussi bien apparaître comme une libération que comme une perte de repères.
Comment sortir de cette « atonie de l’âme » ?
La tâche est trop monumentale pour que cette simple lettre puisse vous fournir une seule réponse.
Néanmoins, je vous en fournirai… trois, mais qui valent davantage comme points de départ que comme réponses toutes faites !
Les deux premières nous viennent des Pères du désert. La troisième, du Japon.
Pleurer
Les Pères du désert estiment que, pour sortir de l’acédie, il faut d’abord faire appel à la raison[11]. Mais avant cela, ils recommandent… de pleurer :
« Être intérieurement dur et insensible est certainement un signe d’acédie. On se sent sec, vide, dévasté, tous sentiments refoulés pour ne pas être obligé de sentir la souffrance. Les larmes crèvent l’enveloppe dure, et la vie de nouveau s’écoule dans l’âme. Les larmes sont considérées par les anciens moines comme la pluie fertilisante qui détrempe et vivifie l’âme desséchée.[12] »
Ces larmes ne sont pas nombrilistes, ni l’expression d’une « pleurnicherie » : « les larmes, sans paroles, sont l’aveu de notre besoin d’être sauvé[13]. »
Ce qu’il y a de fascinant, avec ce conseil, c’est que les vertus thérapeutiques des larmes sont, depuis quelques décennies, très bien documentées : les larmes sont des antibactériens naturels, sécrétant des protéines et des hormones aux propriétés anesthésiantes et antidouleurs, comme je vous en parlais dans une lettre il y a quelques années[14].
Ces larmes sont, selon Évagre, le moyen de diviser votre âme en deux parties[15] et de lui permettre d’entamer un dialogue intérieur entre la partie qui écoute et la partie qui console[16].
Il est frappant, là encore, de constater à quel point Évagre « anticipe » le format de… la psychothérapie moderne – si ce n’est qu’à défaut de Dr Freud, il faut s’adresser avec bienveillance à soi-même, sans autorité ni sévérité.
Mener une vie réglée
Parmi les autres « remèdes » conseillés par Évagre le Pontique, il y a la méditation sur la mort et le fait de chanter régulièrement des psaumes.
Évidemment vous pouvez les prendre en compte, mais si comme moi vous n’êtes pas un moine, ces deux approches vous sembleront hasardeuses.
Une autre tactique plus universelle pour contrer l’acédie que recommande Évagre consiste à mener une vie réglée : adoptez une structure solide et sagement organisée entre l’alternance de travail (ou ce que vous considérez comme tel) et de détente :
« La patience guérit l’acédie. […] Fixe-toi une certaine quantité de chacun de tes travaux et ne les lâche pas avant de l’avoir exécutée. »
Cette règle vise évidemment à combattre en particulier la tendance à la procrastination à laquelle l’acédie prête le flanc.
Et, de fait, l’auto-discipline fait partie de la thérapie.
Mais une auto-discipline au service de qui, de quoi ?
C’est là qu’intervient le 3è réponse.
L’Ikigaï, ou la joie de trouver votre étoile polaire (si ce n’est pas encore fait)
Si vous me lisez depuis longtemps vous connaissez mon intérêt pour les zones bleues, ces endroits du monde où l’on vit plus longtemps et en meilleure santé que partout ailleurs sur la planète.
Et en particulier pour Okinawa, où je me suis rendu deux fois.
Là-bas il existe un mot, qui depuis quelques années fait florès chez nous, et qui désigne l’une des composantes de la longévité exceptionnelle des habitants d’Okinawa : Ikigaï.
Ce mot, difficilement traduisible, désigne ce qui donne une raison de se lever le matin, un mélange unique de passion, de talent, de contribution au monde et, parfois, de reconnaissance matérielle.
Trouver votre Ikigaï, c’est vous doter d’une boussole personnelle, capable de guider vos choix et de vous donner une énergie que l’on croyait parfois perdue.
Il me semble que c’est, en définitive, l’antidote à l’acédie.
Cela n’a rien d’une injonction à « produire » ou à « réussir ».
Loin de là.
L’Ikigaï, c’est avant tout un moyen de réconcilier l’effort et le plaisir, de transformer ce que nous faisons en quelque chose qui nous fait avancer et nous nourrit, bien au-delà de la simple subsistance.
J’estime – c’est mon point de vue, très personnel – que l’Ikigaï donne une « colonne vertébrale » à votre âme ; c’est en quelque sorte l’intériorisation consciente d’un « but » justifiant votre passage sur cette terre.
Comment trouver votre Ikigaï ?
Cela peut sembler complexe, et plusieurs livres en bibliothèque ou librairie, au rayon « développement personnel », peuvent vous y aider ; mais ces quelques pistes simples peuvent déjà ouvrir la voie :
- Identifiez ce que vous aimez profondément. Notez les activités qui vous procurent une joie spontanée et naturelle.
- Faites le point sur vos talents. Quels sont les domaines où vous excellez sans trop d’effort ?
- Posez-vous la question du besoin collectif. De quoi votre entourage a-t-il besoin ? Vous pouvez vous poser cette question à toutes les échelles : famille, quartier, et pourquoi pas le monde !
- Considérez ce qui pourrait avoir une valeur mesurable. Cela ne signifie pas forcément un revenu direct, mais ce que d’autres pourraient reconnaître ou apprécier.
L’Ikigaï comme antidote à l’acédie : le signe qui ne trompe pas
Vous pourriez penser que la recherche de votre Ikigaï est un luxe, une fantaisie ou un exercice intellectuel sans lendemain. C’est tout l’inverse. Trouver votre Ikigaï, c’est sortir de cette inertie qu’on associe parfois à la paresse, et de « l’impasse de l’âme » qui caractérise l’acédie.
C’est donner une direction nouvelle à votre énergie, en remplaçant la contrainte par une motivation sincère.
L’enjeu, au fond, est simple : c’est la tranquillité de l’âme.
Et c’est, sans doute, le principal critère qui vous montrera que vous avez déjà trouvé votre Ikigaï, ou le signe que vous l’aurez trouvé le moment venu.
Vous gagnez alors un « état paisible et une joie ineffable »[17].
D’après Évagre, l’acédie est une épreuve déterminante de l’existence : elle peut soit mener l’homme à la dépression, soit le sauver.
Avancer en âge, vieillir, ce n’est pas seulement survivre ni s’affaiblir : c’est apprécier le cadeau que constituent toutes les années qui restent, en leur donnant du sens.
Portez-vous bien, et une belle année 2025 à vous : que votre étoile polaire brille fort !
Rodolphe
[1] Gabriel Bunge, Akédia. La Doctrine spirituelle d’Évagre de Pontique sur l’acédie, Abbaye de Bellefontaine, 1991, p.61
[2] Ibid.
[3] https://fr.aleteia.org/2015/06/09/connaitre-la-paresse-pour-mieux-la-combattre – Siame, « Connaître la paresse pour mieux la combattre », in. Aletia, 9 juin 2015
[4] Bunge, op. cit., p.73
[5] Ibid., p.78
[6] Ibid., p.121
[7] Ibid., pp.80-81
[8] Ibid., p.73
[9] Ibid., p.9
[10] https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2024/09/22/les-repentis-de-la-reconversion-professionnelle-on-s-attend-a-vivre-une-autre-vie-mais-la-desillusion-est-totale_6327564_4497916.html – Audrey Parmentier, « “On s’attend à vivre une autre vie, mais la désillusion est totale” : les repentis de la reconversion professionnelle », in. Le Monde, 22 septembre 2024
[11] Bunge, op. cit., p.107
[12] Anselm Grüne, Aux prises avec le mal, Lexio, 2019, p.69
[13] Bunge, op. cit., p. 110
[14] https://alternatif-bien-etre.com/developpement-personnel/bien-etre/aux-larmes-citoyens/ – Rodolphe Bacquet, « Aux larmes, citoyens ! », site d’Alternatif Bien-Être, 31 octobre 2021
[15] Grüne, op. cit., p.69
[16] Ibid., p.70
[17] Ibid., p.120
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En soumettant mon commentaire, je reconnais avoir connaissance du fait que Total Santé SA pourra l’utiliser à des fins commerciales et l’accepte expressément.
Merci beaucoup pour cette belle lettre. Pour moi, c’est une très bonne explication pour le mot dépression mais beaucoup plus global. Et c’est ce qui la rend spéciale.
Merci encore. Bonne et heureuse année 2025.
Bravo ! Vous avez trouvé une solution, une réponse, à ceux que l’acédie a pris dans ses griffes.
La raison de vivre, la motivation …
Mais … il y a aussi des neuro-transmetteurs (la dopamine, boostée par la L-Tyrosine) qui aident à avoir l’envie d’agir dès le matin ! Quand on en manque, l’acédie rode. Et aussi savoir prendre le bon magnésium, celui qui nous convient. L’acédie est-elle une carence en nutriments ? Sommes-nous à ce point dépendant de notre santé physique ? En partie OUI ! J’en ai fait l’expérience, après que l’on m’ait attribué une « attitude de paresse » voire « de dépression ». Merci aux médecins et thérapeutes bienveillants qui posent des questions et finissent par trouver le(les) coupable(s) !
Merci à vous et à votre travail de réflexion. A bientôt.
cher Rodolphe
merci pour toutes ces lettres sur les 7 pêchés capitaux … pourriez-vous en faire une petit fascicule les regroupant tous svp ?? ce serait apprécié de vos nombreux lecteurs je pense …. j’en profite pour vous présenter mes vœux très sincères pour 2025. une fidèle lectrice de date … DAB
Merci pour ces articles inspirants!
Très bel article. Merci
Bonjour Rodolphe bonne année aussi à toutes et tous.
Le fait de changer de vie procure aussi et c’est important un certain sentiment de maîtrise de son destin dans une vie trop formatée.Il permet aussi de relancer son « soi » par un bilan de compétences plutôt positif au risque là aussi de dépression.Je crois que le plus important est de vivre ses envies aujourd’hui ici et maintenant.
Portez vous bien et merci