Chers amis,

Vous rêvez.

Le jour, je ne sais pas, mais la nuit, vous rêvez.

Du moins, je l’espère pour vous : un sommeil sans rêve n’est pas un sommeil « complet ».

L’activité onirique (le fait de rêver) fait en effet partie intégrante d’un cycle de sommeil normal : elle intervient plus précisément durant la phase de sommeil paradoxal.

Un cycle de sommeil dure environ une heure et demi : au cours de ce cycle se succèdent une phase légère (on est facilement réveillé), une phase profonde, de nouveau une phase légère puis le sommeil paradoxal, durant lequel notre cerveau est très actif – ainsi que nos yeux.

Au cours d’une nuit, vous traversez ainsi 4 (pour une nuit de six heures) à 6 (pour une nuit de huit à neuf heures) moments privilégiés pour rêver.

Plus la nuit avance, plus ces phases de sommeil paradoxal – et donc ces « plages horaire de rêve » – sont longues ; en tout, sur une nuit complète, elles constituent environ un quart du temps que vous passez à dormir.

Si vous ne rêvez pas, cela signifie soit que votre cerveau ne peut accomplir les tâches auxquelles le sommeil paradoxal est consacré (je reviens sur ce point un peu plus bas), soit que vous ne vous en souvenez tout simplement pas (j’y reviens également plus loin).

Rêver est une expérience humaine à la fois fondamentale, universelle et intime.

Malgré tout, sur cette expérience universelle, beaucoup de choses restent à apprendre.

L’interprétation des rêves

Une fascination mêlée d’incertitude entoure le rêve : chaque nuit, le programme est inattendu, et bien que nous en soyons l’unique spectateur – voire l’unique auteur, voilà encore qui fait débat – il nous est à la fois familier et étranger.

Il nous échappe, alors qu’il nous est si proche !

Ce statut unique, qui en fait toute l’importance et le mystère, ouvre depuis des temps immémoriaux la porte à l’interprétation.

Le système d’interprétation le plus connu à notre époque est celui de Sigmund Freud.

Je ne m’attarderai pas dessus, vous en connaissez le principe : il s’agit d’une lecture des rêves, soit comme manifestation d’épisodes du passé refoulés, soit d’expressions de névroses et de désirs plus ou moins inavouables.

D’autres systèmes d’interprétation – et tout aussi sujets à débat ! – existent cependant.

Le plus ancien, et l’un des plus fascinants à mes yeux, est celui d’Artémidore de Daldis.

Dans son Onirocriticon (« critiques des rêves ») datant du IIe siècle après J.-C., il commence par distinguer le songe du rêve :

« La vision de songe diffère du rêve par ceci, qu’il arrive à l’une de signifier l’avenir, à l’autre la réalité présente[1]. »

Alors que la langue française tient aujourd’hui ces deux termes pour synonymes (mon Larousse en atteste), Artémidore considère qu’ils n’ont pas du tout la même fonction.

Il précise ainsi pour le rêve :

« Certains de nos affects sont disposés par nature à accompagner l’âme en sa course, à se ranger auprès d’elle et à susciter ainsi des rêves. Par exemple l’amoureux rêve nécessairement qu’il est avec l’objet aimé, le craintif voit nécessairement ce qu’il craint, et encore l’affamé rêve qu’il mange, l’assoiffé qu’il boit, en outre aussi celui qui est trop plein de mangeaille rêve qu’il vomit ou qu’il étouffe. Il est donc possible d’avoir ces rêves parce que les affects en sont déjà la base, ces rêves eux-mêmes ne comportant pas une annonce de l’avenir mais un souvenir des réalités présentes.[2] »

Et, pour le songe :

« Le songe est un mouvement ou un modelage polymorphe de l’âme, qui signifie les événements bons ou mauvais à venir. Cela étant, tout ce d’une part qui aura son accomplissement après un intervalle de temps, ou grand ou petit, tout cela l’âme le prédit au moyen d’images particulières inhérentes à la nature des choses, qui sont appelées aussi « éléments », parce qu’elle estime que, dans l’intervalle, instruits par la réflexion, nous serons capables d’apprendre le futur[3]. »

Basé sur la recension de quelque 3000 rêves et songes, l’interprétation des rêves ou la clef des songes d’Artémidore de Daldis se présente donc comme un manuel de divination, organe par organe, objet par objet, famille de scénarios par famille de scénarios.

Par exemple, rêver (ou songer, donc) qu’on devient aveugle peut, par exemple, annoncer la perte d’être chers… Auxquels on tient comme à la prunelle de ses yeux.

L’interprétation prédictive du songe diffère en fonction de la personne et de la situation qu’elle vit : rêver que l’on se fait décapiter peut annoncer du bon ou du mauvais selon que l’on est endetté ou créancier.

Si vous souhaitez explorer le manuel onirique d’Artémidore, le texte complet est disponible via le lien en source : je vous laisse vous faire votre propre opinion.

La science contemporaine s’intéresse évidemment aussi au monde des rêves… et des cauchemars.

La science des rêves et des cauchemars

Si la fonction du sommeil en tant que tel est bien connue – en gros, permettre au corps de se reposer et de se réparer – celle du sommeil paradoxal (durant laquelle nous rêvons) est l’objet de théories concurrentes ou complémentaires.

Une seule chose est sûre : c’est le « moment » du cerveau ; durant la phase de sommeil paradoxal celui-ci est en effet presque aussi actif que lorsque nous sommes éveillés.

Quel rôle, alors, joue le rêve ?

Permet-il de consolider la mémoire ? De faire le tri parmi les expériences vécues ? De « digérer » la journée ? Ou de nous préparer, au contraire, à des situations futures ?

Les rêves, et en particulier les cauchemars, pourraient en effet nous servir de « terrain d’entraînement » aux difficultés que nous pressentons ou prévoyons consciemment[4].

C’est le sentiment de réalité induit par le rêve (ou le cauchemar), supérieur à la seule imagination, qui en ferait une sorte de « simulateur de vol » pour l’existence.

Tore Nielsen, qui dirige le Laboratoire des rêves et des cauchemars à Montréal[5] (oui, ça existe !), fait partie des chercheurs qui ont confirmé, imagerie cérébrale à l’appui, que les rêves sont bel et bien impliqués dans les processus de mémoire et d’apprentissage.

Il a mis au point un modèle neuropsychologique du cauchemar – le vrai, celui qui fait peur.

Un cauchemar se formerait dans l’hippocampe (siège de la mémoire contextuelle) à partir de peurs déjà ressenties dans le monde réel, et inciterait l’amygdale (siège de la peur) à transmettre au reste du cerveau le signal du danger, provoquant des réactions moteur (notre cœur bat plus vite, on transpire).

Ensuite, le cortex préfrontal (siège de la logique) analyserait le cauchemar : si celui-ci le lit comme peu dangereux, il « calme » l’amygdale et « classe » le cauchemar parmi les souvenirs – un peu comme on range un livre dans une bibliothèque après l’avoir lu.

En revanche, si le cortex préfrontal ne parvient pas à réduire la peur par l’analyse du cauchemar – autrement dit, si le cauchemar est trop effrayant – nous nous réveillons.

Un cauchemar « réussi » serait donc un cauchemar ne provoquant pas le réveil : il signerait la réussite de notre cerveau à maîtriser et archiver la peur correspondante… 

Vos cauchemars auraient donc pour utilité de vous aider à triompher de vos peurs.

Et si vous souffrez de cauchemars récurrents, c’est peut-être le signal que vous envoie votre inconscient qu’il ne parvient pas à neutraliser ce qui vous terrorise ou vous inquiète.

En septembre dernier, une étude publiée dans The Lancet laissait entendre qu’une fréquence trop importante de cauchemars (plus d’une fois par semaine) entre 40 et 50 ans pourrait être un signe avant-coureur d’une démence précoce : d’après l’auteur de l’étude (basée sur 3 cohortes observationnelles), plus on fait de cauchemars, plus on risque de souffrir de déclin cognitif à brève ou moyenne échéance[6].

Trop de cauchemars… et si vous n’en faites pas du tout ?

Vous rêvez (même si vous croyez le contraire)

L’absence complète de rêve durant la nuit serait un phénomène rare, déterminé par un accident ou une maladie.

Après un AVC, certaines personnes ne rêvent plus : les lésions subies par leur cerveau empêchent celui-ci de produire des rêves, alors même que les cycles du sommeil sont complets.

Cette atteinte porte aujourd’hui le nom de syndrome de Charcot-Willebrand, du nom de leurs premiers observateurs en 1880 : il serait lié à une perte d’acuité visuelle, ce qui confirme le lien entre le mouvement rapide des yeux, et la capacité de rêver.

A moins que vous ne souffriez de ce syndrome, si vous estimez ne pas rêver du tout, cela peut être dû à deux causes :

  • Votre phase de sommeil paradoxal est trop courte, témoignant d’un dérèglement plus large de votre cycle du sommeil ; les perturbations du sommeil sont monnaie courante, et liées dans la majorité des cas à des perturbations émotionnelles – dont il faut, donc, vous préoccuper, puisque c’est la fonction réparatrice de votre corps mais aussi de votre cerveau et de votre mémoire qui en souffre ;
  • Vous ne vous en souvenez pas: chez la plupart des gens il ne reste des rêves, au réveil, qu’une impression vague et quelques images, qui peuvent d’ailleurs tout aussi vite s’évanouir ; chez certaines personnes, il ne reste plus rien du tout ! Si vous souhaitez palier cela, essayez l’autosuggestion avant de vous endormir (« je veux me souvenir de ce dont je rêverai cette nuit ») ou faites l’exercice de vous munir d’un carnet et d’y consigner tout ce qui vous revient dès votre réveil.

Et vous, vous souvenez-vous de vos rêves ? Comment les interprétez-vous ?

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet

[1] Artémidore de Daldis, La clef des songes, Onirocriticon, édition de 1975 traduite et annotée par A. J. Festugière, disponible sur : https://psychaanalyse.com/pdf/Artemidore%20de%20Daldis%20LA%20CLEF%20DES%20SONGES%20Onirocriticon%20-%20BIBLIO%20(171%20Pages%20-%202,5%20Mo).pdf

[2] Idem

[3] Idem

[4] « A quoi servent les rêves ? », Science & Vie, 25 septembre 2022, https://www.science-et-vie.com/questions-reponses/a-quoi-servent-les-reves-4298.html

[5] Présentation de Tore André Nielsen, Répertoire des professeurs de l’Université de Montréal : https://recherche.umontreal.ca/nos-chercheurs/repertoire-des-professeurs/chercheur/is/in13884/

[6] Abidemi I. Otaiku, « Distressing dreams, cognitive decline, and risk of dementia: A prospective study of three population-based cohorts », The Lancet, 21 septembre 2022, https://www.thelancet.com/journals/eclinm/article/PIIS2589-5370(22)00370-4/fulltext#seccesectitle0026