Chers amis,
« Ça y est, il déraille, voilà qu’il se met à ranger la tristesse parmi les sept péchés capitaux ! »
J’ai conscience que l’objet de cette lettre peut prêter à confusion.
Mais c’est précisément pour lever cette confusion que je vous écris cette lettre.
Si je vous dis « tristesse », vous pensez en effet à une émotion, à une mélancolie passagère, voire au spleen baudelairien.
Mais selon les anciens Pères du désert, elle était l’une des huit « pensées mauvaises » qui menacent l’âme humaine.
Aujourd’hui, la tristesse est totalement absente des sept péchés capitaux tels qu’on en dresse ordinairement la liste.
Pourtant, elle occupait autrefois une place cruciale dans la quête spirituelle des premiers chrétiens.
Pourquoi cet abandon ?
La réponse vous concerne : quelles que soient vos croyances, les « huit pensées mauvaises » ou les « huit démons », comme je l’écrivais dans ma première lettre sur les 7 péchés capitaux, témoignent de la réalité empirique telle que l’ont expérimentée les Pères du désert… et qui est universellement humaine.
Le « démon de la tristesse »
Pour Évagre le Pontique, moine et théologien du IVème siècle, à qui l’on doit la description détaillée des « huit démons », la tristesse (lupé en grec) n’était pas seulement un sentiment déplaisant.
C’est un poison qui trouble le quotidien et l’acceptation du présent :
« La tristesse survient parfois par frustration des désirs, parfois aussi elle est une suite de la colère. Quand c’est par frustration des désirs, elle survient ainsi : certaines pensées, prenant les devants, amènent l’âme à se souvenir de la maison, des parents et de l’existence d’autrefois […] lui rappelant que les choses d’autrefois ne sont plus et ne peuvent plus être désormais à cause de la vie qui est maintenant la sienne.[1] »
C’est ce que l’on pourrait appeler de nos jours la nostalgie ou la mélancolie.
Bref, la tristesse naît, selon Évagre, d’un double échec : le regret des plaisirs abandonnés et la frustration devant des désirs inassouvis.
Elle agit comme une lourde chape sur l’âme, rendant la prière difficile, l’esprit confus et le corps affaibli.
À l’époque des Pères du désert, la tristesse n’était donc pas une simple émotion : elle était perçue comme un obstacle spirituel à part entière, une ruse démoniaque pour détourner les hommes de leur vocation divine.
Il y a de fortes probabilités pour que, vous qui me lisez, ne soyez pas moine.
Et pourtant vous avez dû reconnaître dans la description d’Évagre un « démon » qui, à mesure que l’on avance en âge, a de plus en plus d’occasions de surgir et de vous empêcher de profiter de la vie présente.
C’est que la tristesse est avant tout rattachée au passé : la personne en proie à la tristesse a tendance à considérer que tout y était meilleur et plus beau ; ce regard sur le passé rend aveugle, amer, sur le présent :
« La tristesse débilite l’intellect contemplatif. Nul rayon de soleil ne pénètre la profondeur des eaux et la contemplation de la lumière n’éclaire pas le cœur assombri. Un lever de soleil est joie pour tout homme, mais une âme en proie à la tristesse n’y trouve que déplaisir[2]. »
De la tristesse à l’envie
Les trois premiers « démons » d’Évagre étaient liés à des pulsions fondamentales ; avec la tristesse commencent les « pensées mauvaises » touchant à l’esprit et à l’âme.
Elles sont, d’une certaine manière, plus dangereuses ; autant la gourmandise (gastrimargie), la luxure et l’avarice peuvent être « résolues » par un entraînement et un travail d’ascèse, autant les maux spirituels – comme la colère – peuvent vous tourmenter jusqu’à la fin de votre existence.
Les sept péchés capitaux que nous connaissons aujourd’hui sont, je le rappelle, issus d’une synthèse opérée au VIème siècle par le pape Grégoire le Grand puis définitivement « figés » par Saint Thomas d’Aquin.
Or ces auteurs n’ont pas repris les huit démons d’Évagre tels quels : ils les ont réorganisés, fusionnés et simplifiés.
Au cours de ce processus, la tristesse a disparu.
Ou, plutôt, elle a été « remplacée » par l’envie.
La tristesse, trop introspective et subjective, a été jugée moins peccamineuse que la convoitise à l’égard des biens ou des attributions d’autrui.
Mais, ce faisant, on remarque une chose : alors que le « démon de la tristesse » trouve sa source dans le regret du passé, voire dans une attente trop importante de la vie – et donc dans une déception – l’envie, elle, trouve son « objet » chez les autres.
Il y a donc un complet renversement de l’origine de cette « pensée mauvaise » : dans le cas de la tristesse, elle est intérieure, intime ; dans le cas de l’envie, elle est extérieure, excitée par autrui.
Les deux sont vécues tout aussi intensément l’une que l’autre, évidemment.
Mais l’on comprend que la tristesse est un mal plus profond. Et donc… plus difficile à résoudre.
La clé de la vie intérieure
En perdant sa place parmi les péchés capitaux, la tristesse a peu à peu été perçue comme une émotion ordinaire, voire nécessaire.
Et même, à une certaine époque, comme une émotion positive ; ou à tout le moins valorisée.
Elle est même devenue une clé de la vie intérieure, explorée par les artistes, les poètes, et les psychologues.
Au XIXème siècle, et en particulier chez les Romantiques, elle est une source d’inspiration à part entière ; l’exemple le plus célèbre de cette tristesse sublimée esthétiquement, c’est le spleen de Baudelaire que j’évoquais plus haut.
La tristesse, la mélancolie, sont alors la marque de la « sensibilité », et sont presque une étape obligée dans une démarche d’introspection, de découverte de vérité intérieure.
Mais ne soyons pas trop prompts à l’excuser.
Car aujourd’hui comme naguère, chez les moines confrontés à la solitude du désert comme chez nos contemporains confrontés à l’isolement social, elle peut devenir un poison de l’âme lorsqu’elle se transforme en rumination.
Pire encore, la tristesse est presque devenue un mot tabou dans une époque où on ne jure que par l’objectif de bonheur : les entreprises se parent de chief happiness officers (« chargés de bonheur » auprès des collègues) et les réseaux sociaux comme Instagram valorisent les vies parfaites, léchées et ensoleillées des « influenceurs »…
… alimentant, par là-même… l’envie !
Comment s’y retrouver parmi ces injonctions contradictoires ?
L’injonction au bonheur et ses victimes
Notre époque a, en fin de compte, « réussi » la fusion de la tristesse et de l’envie.
À l’heure où la tristesse est mal vue socialement, le fait d’afficher une vie parfaite en apparence via des publications crée de facto comparaisons, frustrations… dépressions.
Il y a un peu plus d’un an, je vous parlais de « l’épidémie de solitude » qui sévit chez nous particulièrement depuis le Covid[3].
Ce phénomène, qui touche aussi bien les plus jeunes que les personnes âgées, a pris des proportions préoccupantes.
La tristesse en est évidemment le premier symptôme.
Cette tristesse, je le disais, n’est chez beaucoup plus tant provoquée par la solitude du désert et la nostalgie du passé que par une forme d’injonction au bonheur, et une pression sociale facilitant considérablement la dévalorisation de soi.
« Pourquoi moi ? » ; « Pourquoi cela ? » ; « Ma vie est nulle » ; « Je suis un raté »… Ces pensées peuvent enfermer l’esprit dans une boucle stérile, tout comme Évagre l’avait observé.
La seule différence, c’est qu’elles sont aujourd’hui alimentées par les images, les récits et les modèles pullulant dans notre existence saturée de contenus.
Ce qui est vertigineusement logique : Évagre attribuait l’apparition du démon de la tristesse à la frustration des désirs. Or la publicité, le cinéma, internet, ont fait bondir ces objets de désir… et donc ces sources de frustration.
Comment transformer la tristesse en force ?
Je crois sincèrement qu’il est possible, face à cet état de fait, de trouver un juste milieu ; de nouer un rapport au monde à la fois capable d’accepter la tristesse, de la regarder en face sans s’y complaire ; et dans le même temps d’en tirer une leçon, une force, pour la surmonter.
J’ai bien conscience, rassurez-vous, que proposer des « remèdes à la tristesse » est aussi vaste que vain. Cette lettre n’y suffirait pas.
Néanmoins je vous propose, pour commencer, de regarder la « solution » que propose Évagre lui-même :
« Celui qui fuit les plaisirs du monde est une citadelle inaccessible au démon de la tristesse. La tristesse, en effet, est la frustration d’un plaisir, présent ou attendu ; et il est impossible de repousser cet ennemi, si nous avons un attachement passionné pour tel ou tel des biens terrestres[4]. »
Il me semble qu’Évagre ne préconise pas tant le minimalisme ou le détachement aux biens de ce monde… qu’à réinventer notre rapport à eux.
La tristesse est avant tout un symptôme ; quand elle devient un état, on parle de dépression ; mais avant d’en arriver là il s’agit de vous demander de quelle frustration ou colère vient ce symptôme.
Cette frustration, cette colère, ont-elles leur origine dans votre passé, dans votre vie telle que vous voudriez qu’elle soit, ou à l’extérieur ?
Ensuite, très concrètement : j’ai consacré plusieurs lettres, le mois dernier, aux « remèdes » à novembre, et donc à la tristesse et au manque de lumière.
Alors que nous ne sommes plus qu’à trois jours de Noël, un moment qui chez les uns permet de renouer avec la joie, et chez les autres de s’enfoncer dans la tristesse, j’aimerais vous donner très modestement ces conseils simples et concrets ; ils n’ont rien de révolutionnaire, mais mis bout à bout, ils peuvent faire la différence :
- Prenez soin de votre corps:
- Pratiquez une activité physique modérée comme la marche ou le yoga, car cela stimule la production d’endorphines, des hormones du bien-être.
- Assurez-vous d’un sommeil régulier et réparateur en évitant les écrans avant de dormir.
- Entourez-vous de lumière naturelle:
- Si possible, passez du temps à l’extérieur, même par temps nuageux. La lumière du jour influence positivement l’humeur.
- Investissez dans une lampe de luminothérapie si vous manquez d’exposition au soleil, surtout en hiver.
- Créez des routines réconfortantes:
- Préparez-vous des tisanes réconfortantes comme celles à base de tilleul ou de verveine.
- Essayez des activités apaisantes comme écouter de la musique douce ou dessiner.
- Exprimez vos émotions:
- Parlez à un ami de confiance ou écrivez vos ressentis. Nommer ses émotions aide à les apprivoiser.
- Pleurez ! (mais ça, j’y reviendrai dans une prochaine lettre)
- Apprenez à vivre le moment présent:
- Intégrez des exercices de pleine conscience, comme la méditation guidée, pour vous recentrer sur l’ici et maintenant.
- Adoptez une alimentation riche en nutriments anti-déprime:
- Favorisez les aliments riches en oméga-3 (poissons gras, graines de lin), en magnésium (noix, bananes) et en vitamines B6 et B12 (volaille, œufs).
- Riez !
- Le rire est un médicament spectaculaire, et la première affection contre laquelle on peut le prescrire est évidemment la tristesse ; je vous en avais parlé en détail dans une lettre à retrouver ici.
Si vous souhaitez partager avec nos lecteurs votre rapport à la tristesse, et vos moyens d’y faire face, je vous invite à le faire en commentaire.
Portez-vous bien,
Rodolphe
P.-S. : Je ne traiterai pas, dans cette série de lettres consacrées aux 7 péchés capitaux, à leur origine et à leur résonance avec ce que nous vivons aujourd’hui, de la colère. Pour une raison très simple : j’ai traité de ce sujet dans une lettre en janvier dernier, intitulée « La colère est une émotion positive » et que vous pourrez retrouver ici. La prochaine lettre de cette série sera consacrée à une « compagne de la tristesse », beaucoup plus insaisissable… et elle aussi « dissoute » dans la liste des 7 péchés capitaux.
[1] Anselm Grün, Aux prises avec le mal, Lexio, 2019, pp.38-29
[2] Ibid, p.39
[3] https://alternatif-bien-etre.com/sante-et-emotions/existe-t-il-une-epidemie-de-solitude/ – Rodolphe Bacquet, « Existe-t-il une épidémie de solitude ? », site d’Alternatif Bien-Être, 15 octobre 2023
[4] Ibid, p.67
7 péchés capitaux : TRISTESSE
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Merci pour votre article sur la tristesse , colère… très intéressant , cela aide à prendre bien soin de soi merci infiniment.
Joyeux Noël
Rodolphe, vous semblez, au fil de vos lettres et depuis le temps que je vous lis, un homme très spirituel attaché aux écrits sacrés. Peut-être pas religieux au sens où je l’entends : catholique ( je suis moi-même catholique depuis mes 10 jours, date de mon baptêmeet même dans la communauté de l’Emmanuel). Alors je rajouterai juste un 9ème conseil : observer longtemps un horizon lointain : c’est libérateur ! Pourquoi ? Parce que (j’aime dire) l’Homme est fait pour l’éternité, notre être spirituel est intimement lié à notre psychisme, et voir au loin est pour moi un avant-goût du Ciel, pour autant que l’on ne soit pas frappé d’acédie. Et là, sans le silence de la nature et de son cœur, peut-être percevra-t-on une lumière, un appel sous forme d’une petite voix intérieure… Maintenant, réjouissez-vous car la fête de la Nativité arrive, donnant un sens à toute cette agitation quelque peu commerciale. Joyeux Noël !