Chers amis,

Lorsque je prononce le mot « orgueil », peut-être vous vient-il à l’esprit la figure biblique de Lucifer, ange déchu pour avoir voulu égaler Dieu.

Ou bien encore cette question que l’on vous a un jour forcément adressée avec un ton sévère ou ironique : « ça va, tu n’as pas les chevilles qui enflent ? ».

L’orgueil, auquel je réserve la dernière de ma série de lettres consacrées aux 7 péchés capitaux, est pourtant souvent présenté comme le premier, voire le plus grand des péchés capitaux, celui dont découlent tous les autres.

Et cela n’a rien d’un hasard, comme vous allez le voir.

Mais d’après moi, les choses ont bien changé !

Deux pour le prix d’un

Comme je vous l’écrivais dans ma toute première lettre sur les 7 péchés capitaux[1], Évagre le Pontique et les Pères du désert ont, au IVème siècle, identifié 8 démons ou « pensées mauvaises » les guettant… et au final guettant tout être humain.

Dans cette liste, l’orgueil est bon dernier.

Il est précédé du « démon de la vaine gloire », complètement disparu lui aussi de la liste actuelle des péchés capitaux.

Le démon de la vaine gloire pousse celui qui fait preuve de comportements vertueux ou exemplaires à se croire au-dessus de la mêlée :

« La pensée de la vaine gloire est une pensée très subtile qui se dissimule facilement chez le vertueux désirant publier ses luttes et pourchassant la gloire qui vient des hommes.[2] »

C’est un « vice » subtil en effet, qui naît… lorsque vous croyez avoir vaincu tous les autres vices !

Évagre écrit par ailleurs que ce vice de la vaine gloire conduit directement à celui de l’orgueil (parfois même à celui de la fornication, « porté » par un sentiment d’exception) ; et c’est assez naturellement que ces deux-là – vaine gloire et orgueil – ont fusionné.

« Le démon de l’orgueil est celui qui conduit l’âme à la chute la plus grave. II l’incite, en effet, à ne plus reconnaître l’aide de Dieu, mais à croire qu’elle est en elle-même la cause de ses bonnes actions […]. Viennent à sa suite la colère, la tristesse et, ce qui est le dernier des maux, l’égarement d’esprit, la folie.[3] »

Effectivement, aux yeux des premiers mystiques chrétiens, l’orgueil est le dernier vice car il pousse, à l’instar de Lucifer, à se croire l’égal de Dieu, et en fin de compte à nier sa propre humanité, à se couper de la réalité et à s’enfermer dans une forme de folie.

Qu’est-ce que vous en pensez ?

Estimez-vous – hormis pour quelques dirigeants mondiaux un peu dérangés du ciboulot – que l’orgueil est celui des 7 péchés capitaux le plus répandu de nos jours ?

Moi pas.

En revanche, un autre « travers », avec lequel on confond souvent l’orgueil, s’est répandu comme une maladie contagieuse.

Orgueil ≠ Vanité

Il s’agit de la vanité.

Pardonnez-moi si je ressors de nouveau mes vieux manuels de philo, mais l’un de ceux qui parlent le mieux de l’orgueil, et de ce qui le distingue de la vanité, est Arthur Schopenhauer :

« L’orgueil est la conviction déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports ; la vanité, au contraire, est le désir de faire naître cette conviction chez les autres et, d’ordinaire, avec le secret espoir de pouvoir par la suite nous l’approprier aussi. Ainsi l’orgueil est la haute estime de soi-même, procédant de l’intérieur, donc directe ; la vanité, au contraire, est la tendance à l’acquérir du dehors, donc indirectement. C’est pourquoi la vanité rend causeur ; l’orgueil, taciturne.[4] »

Je trouve cette distinction remarquablement limpide.

Et ce qui est tout aussi limpide, c’est que notre temps regorge de vaniteux ; les orgueilleux, en tout cas ceux qui pourraient avoir une certaine légitimité à l’être (mais je vais y revenir) sont en voie d’extinction.

Vanité partout, orgueil nulle part

Les vaniteux, les narcissiques, sont partout, et ont trouvé dans notre XXIème siècle la technologie idéale pour donner libre cours à leur égocentrisme ; cette technologie encourage elle-même cette culture de la vanité et du narcissisme.

C’est le modèle économique de Facebook, Instagram, TikTok.

C’est devenu un modèle de société.

À la fin du siècle précédent, les vaniteux étaient « cantonnés », si j’ose dire, aux écrans de télévision, éventuellement aux pages glacées des magazines.

Un vaniteux patenté de cette génération, jamais avare de mises en scène de son courage et de sa posture d’intellectuel, c’est, à mes yeux, Bernard-Henri Lévy.

À présent, les écrans sont partout, et les vaniteux – ceux qui l’étaient déjà – se sont engouffrés dans la brèche ; mais il y a pire : ceux qui ne le sont pas sont encouragés à l’être.

Le mode d’existence contemporain, sur les réseaux sociaux, consiste en effet à se montrer, le plus souvent possible, et à donner son opinion sur tout et n’importe quoi.

Les réseaux sociaux ne se contentent pas de refléter nos vies : ils les redéfinissent.

Chaque publication, chaque like, chaque commentaire devient une petite pierre apportée à l’édifice d’une identité numérique soigneusement, anxieusement construite.

Cette construction peut s’avérer toxique.

L’omniprésence des vies « parfaites » sur des plateformes comme Instagram ou TikTok impose un modèle de bonheur standardisé et inaccessible pour la majorité.

Cela pousse nombre de personnes à se comparer à ces idéaux irréels, créant un sentiment d’insatisfaction chronique.

Depuis quelques années, des études indiquent que les utilisateurs fréquents des réseaux sociaux sont plus susceptibles de souffrir de symptômes de dépression et d’anxiété, liés notamment à cette dynamique de comparaison constante[5].

Schopenhauer avait raison : la vanité est le désir d’exister et d’être reconnu dans les yeux des autres. Les réseaux sociaux ont démultiplié dans des proportions inouïes ces regards braqués sur l’utilisateur, regards qu’il cherche désespérément à attirer.

Or, l’antidote à ce travers de notre époque, c’est justement… l’orgueil.

Orgueil : niveau critique

Entendons-nous : l’orgueil, à des niveaux excessifs (mais quand est-ce qu’il devient excessif ? C’est une autre question), est évidemment pathologique et dessert celui qui en est frappé ; il devient destructeur lorsqu’il se transforme en suffisance, en mépris pour les autres ou en aveuglement.

Mais à l’inverse, et tout particulièrement de nos jours, il faut un minimum d’orgueil pour survivre, pour ne pas se laisser écraser ni même déposséder de sa dignité.

Vous pouvez appeler cet orgueil fierté ou amour-propre ; j’affirme qu’il en faut une dose « correcte » : une certaine fierté peut être légitime, même salutaire, lorsque l’on savoure le fruit d’un travail bien fait ou d’une décision juste.

Et, rapporté à votre dignité, cet orgueil est salvateur.

J’ai vu à quel point l’orgueil avait déserté bon nombre de nos concitoyens lorsque, le lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron du 13 juillet 2021 annonçant la création du pass sanitaire, ils sont allés comme un seul homme se faire injecter un produit expérimental alors que jusqu’ici ils n’en avaient cure.

Où est la dignité, où est le courage, dans une telle attitude ?

L’ensemble de la séquence « Covid » du début de cette décennie a révélé l’absence du minimum vital d’orgueil d’une grande part de nos contemporains, disposés à se laisser manipuler, dicter leur conduite, leur jugement et même leur intégrité physique par une soi-disant autorité – médiatique ou gouvernementale.

Combien de morts, de drames, de déchéances auraient pu être évités si certaines personnes avaient eu un sursaut d’orgueil et s’étaient rebiffées en disant, en se disant : « Non, ça n’est pas mon choix, et en outre la prudence s’impose » ?

Le suivisme des Français, et de bien d’autres peuples, durant cette période, n’aurait pu se produire sans les niveaux anormalement bas non seulement du sens critique de nos contemporains, mais tout simplement de leur orgueil.

Le sursaut d’orgueil, un réflexe salvateur

Ce qu’on appelle un « sursaut d’orgueil » peut jaillir comme un réflexe face à l’adversité, une impulsion qui vous pousse à vous relever lorsque tout semble perdu.

Oui, je parle bien de réflexe, exactement comme vous reculez in extremis lorsqu’une voiture déboule à toute vitesse devant vous.

Ce sursaut d’orgueil n’est pas l’expression d’une vaine gloire, mais plutôt un acte de survie psychologique, une manière de préserver votre dignité.

Il vous invite à refuser la soumission et la défaite, non pour écraser les autres, mais pour rester fidèles à ce que vous savez être vos droits en tant qu’être humain.

Il vous retient au moment de vous compromettre dans cette foire aux vanités que peuvent être les réseaux sociaux.

Il vous épargne les conséquences déplorables d’un suivisme moutonnier qui, dans notre histoire récente, n’a décidément rien donné de bon ; il peut vous redonner du courage, du cran, du cœur.

L’orgueil, lorsqu’il est éclairé par la pleine conscience de votre potentiel, de vos limites, de votre humanité, peut se muer en cet élan vital, cette énergie créatrice et salvatrice.

Je vous invite à me laisser votre opinion sur cette lettre ici.

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet


[1] https://alternatif-bien-etre.com/societe/7-peches-capitaux/ – Rodolphe Bacquet, « Les sept péchés capitaux », site d’Alternatif Bien-Être, 24 novembre 2024

[2] Anselm Grün, Aux prises avec le mal, Lexio, 2019, p.44

[3] Ibid., p.45

[4] Arthur Schopenhauer (trad. J.-A. Cantacuzène), Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Librairie Germer Baillière et Cie, 1880, p. 73-74

[5] https://journals.openedition.org/rfsic/2910 – Marie-Pierre Fourquet & Didier Courbet, « Anxiété, dépression et addiction liées à la communication numérique », in. Revue française des sciences de l’information et de la communication n°11, 2017