Chers amis,

On dit souvent qu’on a l’âge de ses artères.

C’est vrai.

Mais on a tout autant, sinon plus, l’âge de son cerveau.

Vous n’avez pas besoin d’un cours magistral en sciences cognitives ou en psychologie pour savoir que, quel que soit votre âge aujourd’hui, votre cerveau ne fonctionne plus de la même manière qu’à l’âge où vous appreniez à lire ou celui auquel vous avez fini votre apprentissage ou vos études.

Tout cela, vous le sentez et le ressentez. Vous en avez, comme moi, l’intuition intime.

La recherche scientifique, là-dedans, vient confirmer ou infirmer ce que le bon sens et l’expérience nous enseignent, et éventuellement apporter quelques éclaircissements et précisions.

C’est ce qui vient de se produire la semaine dernière dans la revue Nature, où une passionnante étude a permis de « cartographier » plus précisément que jamais les « différents âges » du cerveau.

Ses conclusions sont, qu’au cours d’une vie humaine de durée contemporaine standard (je rappelle qu’aujourd’hui l’espérance de vie à la naissance en France est de 80 ans pour les hommes et de 85,6 ans pour les femmes[1]), le cerveau d’un être humain traverse cinq saisons bien distinctes, et surtout bien délimitées en termes d’âge.

Et certaines de ses trouvailles sont surprenantes !

Le cerveau est un organe si complexe que personne aujourd’hui, fût-ce le plus grand neurochirurgien au monde, ne peut prétendre comprendre son fonctionnement à 100%.

Ainsi, jusqu’à il y a quelques années, la science et la médecine croyaient dur comme fer que chaque être humain naissait avec un capital déterminé de neurones à la naissance, qu’il épuisait ensuite plus ou moins rapidement au cours de son existence.

Dans cette perspective, la démence sénile était inéluctable !… Et vous étiez condamné, à mesure que vous vieillissiez, à « perdre la tête »…

Or des travaux menés à partir de 2013 ont démontré que non seulement l’être humain continue à produire des neurones tout au long de son existence[2] (environ 700 par jour) mais que cette neurogenèse (la fabrication de nouveaux neurones donc) est documentée jusqu’à 97 ans chez des personnes âgées non atteintes d’Alzheimer[3] !

Autrement dit, votre cerveau a plus d’un tour dans son sac !

A l’époque de la publication de cette dernière étude (fin 2019) je vous avais d’ailleurs écrit une lettre sur les meilleurs « moyens » d’entretenir voire de cultiver cette neurogenèse[4].

Et pourtant… tout le monde constate qu’à un âge avancé le cerveau ne fonctionne plus de la même manière.

Alors, quoi ?

Eh bien, suggère cette nouvelle étude, ce changement de fonctionnement n’est pas tant dû à une chute libre de vos neurones (phénomène qui ne se produit a priori que chez les personnes atteintes de démence) qu’à un « basculement topologique » lié à l’âge.

Les auteurs de cette recherche, intitulée « Points de basculement topologiques tout au long de la vie humaine »[5] ont relevé 4 de ces « basculements topologiques ».

Mais qu’entendent-ils par « basculements topologiques » ? !

Les chercheurs appellent « topologie » les motifs complexes qui organisent les connexions neuronales.

Cette « topologie », autrement dit la façon dont votre cerveau fonctionne, a des conséquences concrètes sur chaque être humain en matière de cognition, de comportement et de santé mentale.

Or, je le disais plus haut, cette « topologie » évolue avec l’âge.

Votre cerveau n’est pas un organe figé ; il vit, respire et se transforme, non pas de façon linéaire, mais par vagues, par ruptures, par à-coups.

Il y a, ont découvert ces chercheurs, des moments-clés au cours de votre vie où le cerveau passe à une phase différente de son développement.

D’aucuns pourraient appeler ça des « sauts quantiques » car, d’après les auteurs de cette étude menée sur plus de 3000 personnes âgées de 0 à 90 ans, donc de l’état de nourrisson au grand âge, ce « basculement topologique » se produit 4 fois au cours de l’existence : autour de 9 ans, 32 ans, 66 ans et 83 ans.

Pour identifier ces points de bascule ils ont dû réaliser une « cartographie exhaustive de la topologie des réseaux neuronaux tout au long de la vie, ainsi qu’un cadre multidimensionnel capable d’établir la dynamique non linéaire du développement ».

De 0 à 9 ans, soit de la naissance à la fin de la petite enfance, le réseau se construit, s’épaissit, tisse ses premières lignes : forte connectivité locale, forte prolifération des connexions entre les différentes aires cérébrales, structuration progressive.

De la petite enfance à l’enfance, le cerveau se façonne donc par « consolidation des réseaux neuronaux ». Les bébés développent un nombre considérable de synapses, points de communication entre les neurones. Avec le temps, seules les connexions les plus actives sont conservées, les autres étant éliminées.

C’est une véritable période d’explosion créatrice, celle qui permet aux matières grises et blanches de se développer et d’acquérir toutes les informations – cognitives ou sensorielles – que le petit enfant doit intégrer.

Puis s’ouvre une phase « adolescente » qui, c’est l’une des surprises de cette étude, dure en moyenne de 9 à… 32 ans. Oui ! L’adolescence neurologique s’étire bien au-delà des années d’école.

C’est, remarquons-le, au début de cette phase (donc 9 ans), qui correspond au premier « point de bascule » que le risque de développer certains troubles mentaux augmente.

Les chercheurs appellent cette phase l’ « adolescence cérébrale & jeune âge adulte » et qui correspond à un long passage de maturation : le cerveau gagne en efficacité, en intégration globale et en spécialisation. Ce n’est pas seulement l’âge des changements hormonaux ou sociaux : c’est l’âge où la « topographie cérébrale » est optimisée pour la vitesse de traitement, la coordination des zones, la souplesse mentale.

Les IRM révèlent par exemple un mouvement de l’eau plus ordonné dans les tissus, qui témoignent de connexions plus fortes et mieux coordonnées.

Le cerveau affine ses réseaux, gagne en efficacité, organise ses chemins : il devient adulte. Ce que démontre l’étude, c’est qu’il met bien plus de temps qu’on le croyait jusqu’alors ! Plus de vingt ans !

Arrive alors le « point de bascule » le plus important de la vie.

Commence alors la phase d’adulte établi. C’est l’âge de la solidité et de la stabilité, mais aussi de la lente redéfinition : tandis que l’intégration globale ralentit, la connectivité locale et la spécialisation interne se renforcent.

Votre cerveau privilégie des zones proches, optimise ce qu’il connaît, renforce ce qu’il utilise. L’un des exemples les plus célèbres de cette « spécialisation » est celui de l’hippocampe (siège de la mémoire spatiale) particulièrement développé des… chercheurs de taxi londoniens[6] (en tout cas avant la généralisation des GPS…).

C’est somme toute logique : cette phase correspond à l’âge où la plupart d’entre nous connaissons l’essentiel de notre vie professionnelle, souvent caractérisée par un métier très précis.

Cette phase « topologique » vous arme pour devenir spécialiste du ou des domaines de votre choix. Si vous jouez d’un instrument, vous consolidez votre pratique (vous n’êtes plus en phase de pur apprentissage), votre cerveau est alors « programmé » pour accumuler et intégrer tout simplement… votre expérience.

Nous avons vu que cette phase « adulte » commence plus tard qu’on le croyait jusqu’ici, au début de la trentaine. Elle dure 30 à 35 ans, plus exactement de 32 à 66 ans en moyenne.

Cette phase est relativement stable comparée aux étapes précédentes de la vie, et aucun tournant majeur n’apparaît pendant une trentaine d’années. Selon les chercheurs, cela correspond à un « plateau de l’intelligence et de la personnalité » décrit dans d’autres études.

C’est donc à 66 ans, ou plutôt autour de 66 ans, que se produit un basculement, plus subtil celui-là, mais bien réel.

Rien de brutal, rien de spectaculaire. Pourtant, les chercheurs voient à cet âge une modification sensible dans la façon dont les réseaux du cerveau s’organisent.

Selon eux, ces données montrent qu’une réorganisation lente et progressive atteint son point fort à ce moment de la vie, soit au milieu de la soixantaine.

Cela correspond au début d’un vieillissement plus marqué, quand la connectivité baisse doucement parce que la substance blanche perd en qualité.

Cet âge entre 66 et 83 ans est une période où le risque de certaines atteintes cérébrales augmente, comme l’hypertension, qui peut fragiliser encore davantage ces précieux circuits intérieurs.

Bref, les grandes connexions se fragilisent ; les réseaux se réorganisent. Le cerveau s’adapte, se rétracte, se reconstruit autour de zones plus robustes.

Et c’est là que votre hygiène de vie joue tout son rôle : selon que vous entretenez ou non votre capacité d’apprentissage et votre goût pour l’exploration, cette rétractation ne va pas du tout se produire au même rythme.

C’est, autrement dit, le moment où il est sans doute capital de garder le cerveau en éveil, le plus alerte possible.

Au moment où plusieurs enquêtes attestent que les séniors de plus de 70 ans passent désormais autant de temps face aux écrans que les adolescents[7], il me paraît capital de souligner que c’est bel et bien le moment le plus important pour continuer à explorer le monde

Autour de 83 ans se produit le « basculement final » : les connexions longues s’amenuisent, certaines zones centrales prennent plus d’importance, comme si le cerveau s’appuyait sur ses relais essentiels, bien identifiés et « rassurants » pour continuer à fonctionner.

Pour le dire autrement : les différentes zones de votre cerveau sont moins connectées entre elles, et vous comptez davantage sur des régions bien spécifiques.

Bref, vous vous reposez sur vos acquis. C’est là que l’usage que vous avez fait de votre esprit, l’exercice et la sortie de la routine auquel vous avez soumis votre cerveau, au cours de toutes les décennies précédentes, deviennent littéralement fondamentaux.

Même si vous continuez à créer des neurones eh bien, ma foi, votre cerveau également vieillit, et les connexions neuronales sont plus difficiles, moins fluides.

Cela correspond à une phase d’intériorisation, soit de plus grande vulnérabilité… ou de plus grande sagesse. Cela dépend de la façon dont vous avez traversé les phases précédentes… et appris les leçons de la vie !

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2416631

[2] Spalding (K. L.) et al., « Dynamics of hippocampal neurogenesis in adult humans », Cell, 6 juin 2013, vol. 153, no 6, pp. 1219-1227, consulté en décembre 2025, disponible sur https://doi.org/10.1016/j.cell.2013.05.002

[3] Moreno-Jiménez (E. P.) et al., « Adult hippocampal neurogenesis is abundant in neurologically healthy subjects and drops sharply in patients with Alzheimer’s disease », Nature medicine, 2019, vol. 25, pp. 554-560, consulté en décembre 2025, disponible sur https://www.nature.com/articles/s41591-019-0375-9

[4] https://alternatif-bien-etre.com/maladies/alzheimer/alzheimer-et-le-voyage/

[5] Alexa Mousley et al., « Topological turning points across the human lifespan », Nature Communications, 25 novembre 2025, vol. 16, article no 10055, consulté en décembre 2025, disponible sur https://doi.org/10.1038/s41467-025-65974-8

[6] Woollett (K.) & Maguire (E. A.), « Acquiring “the Knowledge” of London’s layout drives structural brain changes », Current Biology, 20 décembre 2011, vol. 21, no 24, pp. 2109-2114, consulté en décembre 2025, disponible sur https://doi.org/10.1016/j.cub.2011.11.018

[7] Beau (Antoine) & Garcia (Victor), « « À table, il est pire que mes nièces » : comment les écrans piègent aussi les personnes âgées », L’Express, 22 novembre 2025, mis à jour le 25 novembre 2025, consulté en décembre 2025, disponible sur https://www.lexpress.fr/sciences-sante/a-table-il-est-pire-que-mes-nieces-comment-les-ecrans-piegent-aussi-les-personnes-agees-FXVEEHIOY5DWPDBMOTAWQ75U5Y/