Chers amis,

Regardez bien ce bureau :

Pas vraiment un modèle de rangement, n’est-ce pas ?

Peut-être vous dites-vous : « mais comment peut-on travailler dans un endroit pareil ? Ça doit être impossible de se concentrer ! »

Ce bureau est celui d’Einstein, tel qu’il l’a laissé à sa mort.

Et son désordre ne nous dit pas à quel point Einstein était un génie ou une exception ; non : il nous renseigne davantage sur ce que ce désordre rend possible.

Le désordre, un défaut ?

Je ne suis moi-même pas tout à fait ce qu’on pourrait appeler quelqu’un… d’ordonné. Je suis même franchement désordonné, voire, comme on le dit vulgairement, bordélique. Et, en toute honnêteté, je l’ai toujours été.

Sur mon bureau, plusieurs piles de livres, d’études scientifiques, de carnets et de notes éparses côtoient un thermos, deux théières, plusieurs tasses, toutes sortes de paquets de thé, trois fourchettes, une cuillère en bambou, des coquillages ramenés de mes vacances en Bretagne et Normandie et de mes voyages à Okinawa, des photos de ma famille.

Je travaille entouré de caisses à vin débordant de livres, d’un éléphant en céramique, d’un globe terrestre, de plantes et même d’une bûche (sylvothérapie oblige).

Et chez moi… ça n’est pas beaucoup mieux.

Il y a quelques années, j’ai voulu corriger ce « travers » en lisant un livre alors à la mode : La Magie du rangement, de Marie Kondo[1].

Le livre m’est tombé des mains ; et pourtant il n’est pas tombé aussi bas que la philosophie de son auteure.

Mais, surtout, j’ai par la suite compris que ce travers, être désordonné… est en réalité un outil.

La philosophie du vide

La promesse de Marie Kondo est fabuleuse : en rangeant votre espace de vie, vous allez améliorer votre vie tout court. Vous gagnerez en efficacité, vous saurez qui vous êtes vraiment, vous n’aurez plus peur de rien et vous serez plus heureux.

En tant que japonaise, Marie Kondo bénéficie d’un a priori positif : les Japonais ont en effet la réputation d’être très soigneux et très ordonnés.

J’avais d’ailleurs lu sur ce sujet un autre livre, japonais lui aussi : Éloge du peu, de Ryûnosuke Koike[2]. Son auteur est un moine zen racontant comment il s’est, peu à peu, affranchi de l’attachement aux biens matériels. 

Ces deux livres semblent en apparence avoir le même propos : apprendre à être heureux avec peu de choses, en se contentant du strict nécessaire, de l’essentiel.

C’est ce qu’on appelle le frugalisme.

Mais le livre de Marie Kondo, malgré les apparences, ça n’est pas ça. 

Le « peu » du moine zen se réalise par la prise de conscience que nous avons besoin de très peu de choses pour être heureux. Et qu’il faut donc tout simplement apprendre à ne pas désirer toutes ces choses inutiles, et par conséquent ne pas les acheter.

Le « peu » de Marie Kondo s’obtient par le fait de se débarrasser de ce qui, dans notre espace, est perçu comme un obstacle à notre épanouissement… et de le remplacer.

Car c’est oublier que les Japonais ont également la réputation d’être les champions du consumérisme…

Et Marie Kondo rassemble, de façon presque caricaturale, ces deux névroses : l’ordre quasi-maniaque, et le consumérisme excessif.

Ranger pour polluer !?

Par exemple : son aspirateur ne marche plus très bien : à la déchetterie !

Et elle nous annonce fièrement, ensuite, qu’elle en achète un flambant neuf pour le remplacer…

Autrement dit, la méthode de Marie Kondo consiste à faire le grand vide autour de soi, de manière compulsive, puis à remplacer ces objets par des achats « qui font du bien ».

Ce consumérisme est parfaitement assumé puisqu’elle a, depuis, lancé son site de vente en ligne, dans lequel elle vend pêle-mêle des sacs, des poupées, des mangeoires à oiseaux, des robes et des kimonos[3].

En somme, sa philosophie, c’est : « jetez vos vieux objets pour en acheter de nouveaux (et si possible les miens) ».

Cette manière de voir les choses – se débarrasser sans délai d’objets dès qu’ils ne nous plaisent plus ou commencent à être imparfaits – me met mal à l’aise, moi qui suis plutôt du genre à recoudre mes vêtements et réparer mes objets jusqu’à ce qu’ils soient définitivement hors d’usage. Ça, c’est personnel.

Mais, ce qui me choque surtout, c’est que cette « méthode » est en réalité une apologie du gaspillage, particulièrement irresponsable aujourd’hui, puisqu’elle nourrit le cercle infernal de consumérisme compulsif et de l’obsolescence programmée.

Le « bonheur par le rangement » façon Marie Kondo n’est donc pas une lutte contre le désordre : c’est une plutôt une forme excessive de matérialisme dans laquelle seuls les objets dont on s’entoure et la façon dont ils sont disposés peuvent nous rendre heureux !

Les gens désordonnés sont-ils plus intelligents ?

Je vous avoue que je me suis alors dit : « si c’est ça être ordonné, alors je préfère être désordonné ».

D’autant que l’on trouve facilement sur internet une myriade d’articles de ce genre :

Si vous allez sur les sites de Marie-Claire, Biba, Elle, etc., vous trouverez une démonstration « scientifique » que les gens désordonnés sont plus intelligents que les gens ordonnés.

La photo du bureau d’Einstein semble apporter de l’eau à ce moulin.

Ces articles sont très rassurants et flatteurs pour les gens désordonnés, comme moi… mais ils reposent sur une interprétation erronée d’une étude de l’université du Minnesota 2013.

Tous ces articles rendant ses lettres de noblesse au désordre se réfèrent en effet à une seule et même étude menée par des scientifiques comportementalistes américains.

Or cette étude ne portait pas du tout sur l’intelligence ou non des personnes désordonnées ou ordonnées… Mais sur l’influence d’un environnement désordonné sur la façon de raisonner et de se comporter.

Le « rôle » du désordre

Ces chercheurs américains sont partis de la constatation suivante : il est culturellement apprécié et encouragé d’être ordonné, qualité associée à un plus grand équilibre mental et une meilleure hygiène.

Malgré cela, non seulement beaucoup de gens continuent à être désordonnés… mais cultivent le désordre. Pourquoi ?!

Un tel « succès » du désordre, selon les chercheurs, doit être le signe que celui-ci joue en réalité un rôle particulier.

Les chercheurs ont donc enrôlé 188 volontaires, qu’ils ont réparti les uns dans une pièce bien rangée, les autres dans une pièce « en bordel ».

Et là, ils se sont livrés à trois expériences, évaluant les choix des volontaires entre une nourriture saine (étiquetée comme « classique ») et une moins saine (étiquetée comme « nouvelle ») et la nature de leurs réponses à des tests de réflexion.

Et voici les conclusions de l’étude :

  • Les volontaires placés dans la pièce ordonnée faisaient des choix alimentaires plus sains, mais faisaient aussi preuve d’un raisonnement plus conventionnel;
  • Les volontaires placés dans la pièce désordonnés faisaient des choix alimentaires moins sains (parce qu’ils étaient plus attirés par ce qui apparaissait nouveau) mais faisaient, de loin, preuve de davantage de créativité et d’idées plus originales[4].

Autrement dit, cette fameuse étude du Minnesota ne conclut pas du tout que les gens bordéliques sont plus intelligents : elle permet d’objectiver le fait qu’un environnement bordélique a tendance à rendre plus novateurs et créatifs ceux qui y vivent ou y travaillent.

Le désordre à bon escient

Ces résultats ont été corroborés par ceux d’autres chercheurs de l’université Northwestern, qui ont démontré que des personnes placées dans une pièce désordonnée produisaient des dessins jugés plus créatifs et résolvaient plus rapidement des casse-têtes que des personnes situées dans un environnement bien rangé[5].

J’en reviens au bureau d’Einstein.

La question n’est donc plus de se demander si Einstein était désordonné parce qu’il était très intelligent…

… mais comment son désordre a pu l’aider à travailler et à révolutionner de fond en comble la physique.

Mon propos n’est alors pas de vous encourager à être ordonné ou désordonné : mais si vous êtes désordonné, passez outre les critiques et les quolibets, car c’est probablement autant une forme d’expression qu’un outil de réflexion !

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet

[1] Kondo M (2015). La magie du rangement. Editions First. EAN13 : 9782754071277

[2] Koike R (2017). Éloge du peu. Philippe Picquier. EAN : 9782809712209

[3] https://konmari.com/

[4] Vohs KD, Redden JP, Rahinel R. (2013). Physical Order Produces Healthy Choices, Generosity, and Conventionality, Whereas Disorder Produces Creativity. Psychological Science 24(9):1860-1867. https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0956797613480186

[5] Vohs KD (13.09.2013). It’s not «mess». It’s creativity. NYTimes.com. https://carlsonschool.umn.edu/sites/carlsonschool.umn.edu/files/2019-04/its_not_mess_its_creativity_-_nytimes_0.pdf