Chers amis,

Le week-end dernier, comme en réponse à ma lettre sur la cuisine, Le Courrier international publiait la traduction d’un texte amusant écrit par un chroniqueur britannique dans le Sunday Times.

Intitulé « Les Français, ce peuple dont la longévité défie toute raison », ce papier parlait lui aussi de cuisine, et de culture.

Voici comment les rédacteurs du journal le présentent :

« Les Français passent leurs journées à manger des plats gras et lourds, arrosés de vin rouge, ils fument et bouchent leurs artères. Pourtant, ils ont une espérance de vie supérieure à celle de “la plupart des tortues géantes”, s’étrangle ce journaliste du Times, avec une bonne dose d’humour et de mauvaise foi. »[1]

Ici, je dois rendre à César ce qui est à César (ou si, vous préférez, au roi Charles III ce qui est au roi Charles III).

Car, autant dans ma dernière lettre je n’ai pas été tendre avec la cuisine britannique, dont les sentiments les plus positifs qu’elle m’ait jamais inspiré n’ont guère touché qu’à l’indifférence – ce qui est déjà bien mieux que la répulsion, vous en conviendrez – autant je dois reconnaître qu’en termes d’humour et de style, les journalistes anglais sont un cran au-dessus des journalistes français.

Ouvrez Le Monde, Le Figaro ou, pire encore, Libération, et il y a peu de chance pour que vous refermiez votre journal en ayant esquissé ne serait-ce qu’un sourire.

(pourquoi Libération est-il le pire ? Parce que ses journalistes essaient d’être drôles, et ne sont souvent que vulgaires ; au moins ceux du Monde et du Figaro n’essaient même pas, tant ils sont pénétrés de leur sentiment de supériorité et leur obligation de sérieux)

Tandis que vous pouvez lire certains des plus grands et respectables journaux britanniques en vous tapant d’authentiques barres de rire.

Et il faut admettre que les Anglais ne sont jamais aussi drôles que lorsqu’ils s’en prennent aux Français.

Et il se trouve que ce chroniqueur britannique, Jeremy Clarkson, glisse, dans son texte amusant, une réelle clé de la longévité, ingrédient à part entière de la « culture culinaire » française.

Le « paradoxe français » exaspère les Britanniques (et c’est drôle)

Voici comment le journaliste commence son papier :

« Voilà plus de cinquante ans que les experts français nous expliquaient, à travers les volutes de leurs Gitanes sans filtre, qu’eux et leurs compatriotes n’étaient pas faits du même bois que le reste de l’humanité. Le Français, c’est la montre suisse de l’espèce humaine. Un train japonais de chair et d’os. Il peut manger, boire et fumer tant et plus, peu importe : il a une espérance de vie de 112 ans.

On appelait ça le “paradoxe français” et, franchement, ça faisait suer. Ça faisait suer parce que c’était vrai. Ailleurs dans le monde, les gens faisaient du jogging, ils mangeaient du chou kale, et ils mouraient à 12 ans. Le Français moyen passait sa journée les fesses dans une chaise en plastique plantée au bord d’une route à manger des oies bien grasses arrosées de vin rouge, et pourtant il gardait une espérance de vie supérieure à celle de la plupart des tortues géantes. »

Ce terme de « paradoxe français » désigne en effet le fait que les Français, malgré une alimentation riche en graisses animales (comme le foie gras, le fromage) et une consommation importante de vin et de tabac, présentent un taux relativement bas de maladies cardiovasculaires et jouissent d’une espérance de vie élevée. Ce phénomène intrigue car il va à l’encontre des recommandations habituelles en matière de santé.

Or – relève ce journaliste – les dernières données de Santé Publique France, comparées (avec plus de sérieux cette fois) par un autre journaliste du Times aux données britanniques, remettent en cause ce fameux « paradoxe français ».

D’après ces données, seulement 11 % des Français jouissent d’une santé cardiovasculaire « idéale », contre 14 % des Britanniques, dotés eux d’une « excellente » santé cardiaque[2].

Et l’auteur de cet article – le sérieux – de décréter que le « paradoxe français » est un pur mythe, ce qui réjouit le chauvinisme de l’autre chroniqueur – celui qui est amusant :

« Comme tout le monde, j’ai été ravi de lire un article du Times la semaine dernière qui affirmait que ce paradoxe était absurde et que, en réalité, les Français souffraient de problèmes cardiovasculaires plus graves que nous. Beaucoup plus graves. Outre-Manche, 5,6 % de la population souffre d’une maladie cardiaque, alors qu’ici, ce n’est que 3 %[3]. »

Et là, notre chroniqueur britannique prend, à son corps défendant, le contrepied de cette « démolition » du paradoxe français.

Yes but no (oui mais non)

Cela pourrait se résumer par « yes but no » : « oui mais non ».

Oui, les Français font peut-être un peu plus de maladies cardiaques que les Britanniques, mais non, le « paradoxe français » n’est pas un mythe.

Il relève ainsi le fait que les Français :

  • continuent à être plus minces que les Britanniques (ça, on ne sait pas combien de temps ça durera) ;
  • persistent à fumer beaucoup plus que les Britanniques (presque un quart de la population française, contre moins de 12 % de la population britanniques)…
  • … et pourtant font moins de cancers du poumon que les Britanniques.

« Il y aura toujours un “expert” pour expliquer cela, mais si l’on fait abstraction de la politique, du réchauffement climatique et du fanatisme sanitaire, on se retrouve avec le constat que les Français ont des poumons malades, un cœur et des artères enflés comme les égouts du Bangladesh, et qu’ils ne meurent pas. Pourquoi ?[4] »

Et la réponse que propose ce chroniqueur britannique, beau joueur vous en conviendrez, il la doit à un diététicien français rencontré en Gascogne.

« C’est une question que j’ai posée un jour à un charmant diététicien français qui m’a emmené manger de l’ortolan quand j’étais en Gascogne, il y a quelques années. Je me souviens encore très bien de ses conseils : “Quand tu manges, ne te presse pas. Prends ton temps, assieds-toi, et ne mange pas avec des gens laids. Trouve une compagnie agréable et essaie de rire en mangeant.” Et ce n’était pas seulement une question de manière de manger, mais aussi de quoi manger : “Pas de graisse de mouton ou de bœuf. Le porc c’est mieux, mais la graisse de volaille est la meilleure. Canard ou oie. Et mieux encore : l’huile d’olive. Et tu devrais boire du vin rouge pendant les repas. Pas trop. Mais un peu.”

Évidemment, j’ai levé un sourcil interrogateur face à tout ça, mais il a simplement sorti le journal local, l’a ouvert à la page des avis de décès et m’a montré les âges vénérables des gens décédés cette semaine-là. Puis il a ouvert une autre bouteille, allumé une autre Disque Bleu, et est parti vivre plus longtemps qu’une baleine boréale[5]. »

(les Disque bleu étaient à l’époque des cigarettes de marque Gauloises produites en France)

La façon dont vous mangez est (presque) aussi importante que ce que vous mangez

Les Anglais s’étonnent donc que les Français vivent longtemps malgré (ou à cause de ?) nos fromages, notre foie gras et notre ballon de rouge.

Mais s’ils regardaient non pas ce que nous mangeons, mais comment nous le mangeons… ils comprendraient peut-être, comme ce chroniqueur du Times, une partie de ce mystère.

Car il y a une chose que les Français font effectivement plus volontiers que les Anglo-Saxons : prendre leur temps pour manger.

C’est une habitude culturelle aussi ancienne que nos fromages fermiers. Un repas qui dure une heure ou plus n’est pas une exception, c’est une norme. Surtout le dimanche !

On commence par discuter autour d’un verre. Quand on est servi, on admire son assiette, on renifle le délicieux parfum qui s’en échappe. On mâche lentement. On se ressert un verre. On parle encore. Et seulement après, on reprend une bouchée.

Ce rituel-là, que certains voient comme une perte de temps, est en fait une clé de santé.

Une étude japonaise publiée dans le BMJ Open en 2018[6] a montré que les personnes qui mangent lentement ont significativement moins de risques de développer un syndrome métabolique, un ensemble de troubles (obésité abdominale, hypertension, glycémie élevée…) associés à un vieillissement accéléré et à un risque accru de maladies cardiovasculaires.

Ce n’est pas un hasard.

Mangez lentement, vivez longtemps

Je vous ai, déjà, écrit une lettre sur l’importance de la mastication.

Quand vous mâchez longtemps un aliment, vous activez une enzyme appelée l’amylase salivaire, qui amorce la digestion des glucides dès la bouche.

Vous envoyez aussi un message clair à votre cerveau : « Je suis en train de manger ». Or le cerveau met environ 20 minutes à recevoir le signal de satiété.

Si vous mangez trop vite, ce signal arrive… trop tard. Tout simplement.

Résultat : vous mangez trop. Et surtout, vous digérez mal.

La lenteur améliore la digestion, favorise l’assimilation des nutriments, et limite les ballonnements et l’inflammation de l’intestin. Ce n’est pas rien quand on sait que votre flore intestinale — votre microbiote — joue un rôle central dans votre santé immunitaire, hormonale et même psychologique.

L’équilibre du microbiote est fondamental pour le vieillissement en bonne santé, et le stress digestif chronique — causé par une alimentation avalée à la va-vite — est un des grands ennemis de cet équilibre.

Je vous en reparlerai prochainement, avec le grand spécialiste français du microbiote.

Manger lentement et avec plaisir, c’est donc bien plus qu’un art de vivre. C’est un geste anti-âge puissant, aussi simple qu’oublié dans nos vies modernes.

Il n’est pas exagéré de dire que ralentir à table est une forme de résistance : résistance à la productivité à tout prix, aux fast-foods, au stress.

Résistance joyeuse, faite de plats appétissants, de bouchées posées et savourées, d’appréciation des mets à votre table.

Cette façon de manger a fait ses « preuves », si j’ose dire, bien au-delà de la France.

Les centenaires d’Okinawa, dont je vous parle souvent — vous savez, ceux qui vivent vieux, minces et heureux — ne font pas autrement.

Alors peut-être que ce n’est pas dans notre gène « fromage » que se trouve le secret français, mais dans notre tempo. Une résistance à la précipitation, une ode à la lenteur.

À bien des égards, le fast food est aussi un fast death : une mort rapide. Non seulement on y mange des cochonneries, mais on les avale plus qu’on ne les mange ; comme si on était pressé de mettre un pied dans la tombe.

Je vous invite donc à immédiatement retirer ce pied de la tombe, et à le mettre plutôt dans le plat !

N’hésitez pas à me faire part de votre expérience en commentaire, en termes de « tempo » de repas !

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://www.courrierinternational.com/article/les-francais-ce-peuple-dont-la-longevite-defie-toute-raison_228828 – Jeremy Clarkson, « Les Français, ce peuple dont la longévité défie toute raison », in. Le Courrier International, 5 avril 2025

[2] https://www.thetimes.com/world/europe/article/french-paradox-heart-health-britain-xgjg9wksx?region=global – David Chazan, « French Hearts Battered by Drinking, Smoking and Lack of Exercise ? », in. The Times, 10 mars 2025

[3] https://www.thetimes.com/comment/columnists/article/jeremy-clarkson-the-french-have-cracked-immortality-gitanes-and-duck-fat-f9kb0v23j – Jermey Clarkson, « The French have cracked immortality », in. The Times, 16 mars 2025

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] https://bmjopen.bmj.com/content/8/1/e019589.long – Yumi Hurst & Harushisa Fukuda, « Effects of changes in eating speed on obesity in patients with diabetes : a secondary analysis of longitudinal health check-up data », in. BMJ Open, 2018