Chers amis,

Pour faire suite à ma précédente lettre[1] consacrée aux 7 péchés capitaux (qui ne sont ni 7 ni des péchés, comme pour rappel vous pouvez le lire ici – je conserve toutefois l’appellation consacrée, immédiatement identifiable), je vous parle aujourd’hui du premier d’entre eux selon les Pères du désert : la gourmandise.

C’est le premier et c’est, au premier abord, le moins grave.

Ne parle-t-on pas en effet, au sujet de la gourmandise, de « péché mignon » ?

Mettez « mignon » devant « péché », et tout de suite l’aspect culpabilisateur du mot s’évapore ; on ne cède d’ailleurs à son péché mignon qu’avec une autre antiphrase : un « plaisir coupable » !

La gourmandise est tellement peu un péché qu’elle est fièrement affichée, dans ce pays où l’on aime faire bonne chère qu’est la France, sur les enseignes de restaurants, pâtisseries et autres salons de thé.

J’étais, le week-end dernier, à Lyon, l’un des hauts-lieux de la gastronomie française, et regardez cette capture d’écran que j’ai faite de Google Maps :

« Le nid gourmand », « croquant gourmand », « le jardin gourmand », « le coq gourmand », « Atelier gourmand », « Carnet gourmand », « Brest Gourmand », « Le gourmand de Saint-Jean »…

Vous le voyez, la gourmandise est cuisinée à toutes les sauces ; et ce n’est qu’un aperçu – ici d’une petite partie du centre – de la quantité d’adresses se réclamant fièrement du « péché » de gourmandise !

Vous pouvez faire l’expérience avec n’importe quelle ville moyenne en France, et vous trouverez une demi-douzaine d’adresse revendiquant la même promesse.

La gourmandise est-elle donc « moins » un péché qu’avant ?

Non, en réalité… elle n’en a jamais été un.

C’est, en réalité, l’emploi du mot « gourmandise » qui est trompeur.

La gourmandise n’est pas, et n’a jamais été, un péché ; elle est même un signe de bonne santé, d’appétit, d’élan vital.

Saint Thomas d’Aquin (qui a « figé » les 7 péchés capitaux) lui-même en convient[2].

Alors, quoi ? C’est que ce mot a, à tort, été choisi pour traduire celui de gastrimargie.

Évidemment si je vous parle de péché – ou plutôt, de vice, de démon, de gastrimargie, c’est tout de suite moins évocateur…

« Gastrimargie » vient des mots grecs signifiant « ventre » et « folie ». C’est, donc, tout simplement, la folie du ventre.

C’est un terme qui désigne donc tous les excès relatifs au fait de manger.

Et ces excès prennent différentes formes : cela peut être le fait de manger « trop », « trop tôt », « trop coûteux », avec « trop d’impatience »…

C’est, pour le dire autrement aujourd’hui, la gloutonnerie.

La gastrimargie, c’est ce renversement par lequel votre ventre commande votre esprit, votre volonté ; bref, vous commande.

Vous comprenez que pour les Pères du désert, qui avaient fait vœu d’ascèse et de renoncement, cette gloutonnerie pouvait effectivement passer pour le premier des « démons », ou vices guettant l’homme souhaitant se consacrer à la vie spirituelle.

Et vous comprenez également que ce vice prend une dimension terriblement contemporaine à notre époque de surabondance alimentaire et d’épidémie d’obésité.

La gloutonnerie – ou goinfrerie – était autrefois un vice réservé à ceux qui en avaient les moyens (les seigneurs, la noblesse et le clergé).

Peu après la Seconde guerre mondiale, nos habitudes alimentaires ont connu une révolution brutale.

Nous sommes passés d’un traumatisme de manque et de faim, d’une période de rationnement, voire de famine, à l’industrialisation de l’alimentation.

En quelques années, en Occident, tout ou presque est devenu disponible, tout le temps.

Jadis, manger était un acte ritualisé, souvent collectif, où chaque bouchée s’inscrivait dans la trame d’une vie sociale et même spirituelle (le bénédicité).

Après la Seconde guerre mondiale, « manger » s’est peu à peu confondu avec « consommer ». C’est ce qu’on appelle d’ailleurs la « société de consommation ».

La surproduction d’aliments de plus en plus transformés et « appétissants », associée à l’essor des réfrigérateurs, a bouleversé notre rapport à la nourriture.

Il y a un film qui illustre à merveille cette goinfrerie poussée à l’excès, c’est La Grande Bouffe, de Marco Ferreri, film dans lequel des notables bourgeois se réunissent pour se suicider en se faisant péter la panse – littéralement.

Mais, dans La Grande Bouffe, les personnages de Mastroianni, Piccoli et Noiret sont autant des gloutons que des gourmets : ils poussent à l’extrémité leur consommation de nourriture, mais c’est une nourriture choisie, raffinée.

Or la gastrimargie telle qu’elle a explosé ces dernières décennies n’est non seulement plus l’apanage des riches et des bien-portants – elle s’est « démocratisée » – mais surtout elle a pour objet des aliments dénutris, appauvris, en même temps qu’ils sont bardés de sucre, de sel et d’édulcorants ajoutés.

Ainsi la « gastrimargie » qui est devenue notre quotidien se manifeste-t-elle de façon beaucoup plus insidieuse : grignotages compulsifs, frénésie sucrée, ou encore recherche de la satisfaction immédiate.

Les rayons de supermarchés regorgent d’aliments hyper-transformés qui stimulent artificiellement notre plaisir en saturant nos récepteurs de goût.

Et pourtant, le plaisir qui s’en dégage est éphémère. À la place, se creuse souvent un vide émotionnel, une culpabilité, ou encore des problèmes de santé majeurs comme l’obésité, devenue une pandémie silencieuse.

Alain Souchon, dans une chanson de la fin des années 1970[3], a très, très bien identifié ce suicide civilisationnel en s’empiffrant :

« Nous v’là jolis, nous v’là beaux
Tout empâtés patauds par les pâtés les gâteaux
Nous v’là beaux, nous v’là jolis
Ankylosés soumis sous les kilos d’calories

… On est foutus, on mange trop
On est foutus, on mange trop

… Mais qu’est-ce qu’on fera quand on sera gros »

Nous y sommes : nous sommes gros !

L’obésité n’est pas seulement une question de calories ou de génétique.

C’est une maladie de civilisation, nourrie par des politiques agroalimentaires pour qui la quête du profit prime sur la qualité des aliments.

Le sucre, omniprésent dans nos aliments, agit comme une drogue douce. Ses effets sur le cerveau s’apparentent à ceux de substances addictives comme la cocaïne, et plusieurs études pointent même qu’il est plus addictif que la cocaïne[4].

Il stimule le circuit de la récompense, vous pousse à consommer davantage et vous enferme dans un cercle vicieux de plaisir et de culpabilité.

Ce n’est pas une simple question de volonté, mais bien un piège savamment tendu par l’industrie agroalimentaire.

Mais la gastrimargie version XXIème siècle ne se limite pas aux aliments consommés.

Elle s’étend à nos rythmes de vie déstructurés, où l’on mange souvent seul, à des heures irrégulières, devant un écran.

La plupart d’entre nous avons perdu le lien sacré avec la nourriture, celui qui nous connectait au respect de ce que nous prodigue la nature, au temps, et aux autres.

Le résultat, c’est, aujourd’hui, près de la moitié de la population des États-Unis qui est obèse[5].

Et, sur ce plan, comme sur beaucoup d’autres, les États-Unis sont aux avant-postes, ne serait-ce que parce que notre vieille société française s’américanise de plus en plus pour le pire, comme je vous en parlais dans une lettre récente[6].

C’est le monde entier qui est de plus en plus gros – un million d’obèses selon une estimation de mars dernier[7].

C’est, en somme, le monde entier qui est en proie à la gastrimargie !

La gourmandise n’est pas un péché, mais la gastrimargie et la gloutonnerie sont désormais un fléau qui pèse très lourd sur l’humanité, et évidemment sur la planète.

Car il en faut, des moyens, pour produire les gigatonnes de burgers, de steaks de soja, de chips, de frites, etc., dont s’empiffrent indistinctement petits et grands, riches et pauvres.

Alors que faire pour, à votre échelle, redonner ses lettres de noblesse à la gourmandise, et « étouffer » la gastrimargie ?

Nous sommes le 1er décembre, et Noël approche à grands pas.

Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour combattre la tendance à la gloutonnerie, vous dites-vous peut-être.

Eh bien non, c’est tout l’inverse.

Car ce que nous enseignent notamment les sciences comportementales, c’est que les repas en famille réduisent non seulement les risques d’obésité, mais aussi ceux de troubles anxieux et dépressifs (et donc le risque de manger sans retenue pour compenser).

Ce simple moment collectif, désormais raréfié, est une clé pour rétablir un rapport apaisé à la nourriture.

Concernant Noël, je veux faire un aparté ici : je rappelle que, selon le Nouveau Testament, Jésus n’était pas avare des plaisirs de la table.

Quand il multiplie le pain et le vin, ça n’est évidemment pas pour culpabiliser les hôtes de boire et manger.

Quand il réunit ses apôtres pour un rassemblement, c’est autour d’une table – la cène.

L’aspect convivial de la table est donc parfaitement assumé par la religion catholique.

C’est, une fois encore, le « trop » manger et le « mal » manger, qui sont des tendances morbides : c’est ce qui vous expose à devenir esclave de la nourriture, à ne plus pouvoir réfréner votre pulsion, par exemple de boulimie.

Voici, donc, 5 mesures pour retrouver une gourmandise saine, dépourvue d’excès :

  1. Mangez en conscience : redonnez de la place au rituel du repas, loin des écrans et des distractions ; si possible en famille, entre amis, bref faites de vos repas des moments précieux ;
  2. Favorisez la simplicité et évitez les aliments ultratransformés : un fruit frais, comme une mandarine aux propriétés réconfortantes, ou encore des oléagineux comme une poignée de noix ou d’amandes, peuvent, pour le goûter par exemple, offrir plus de plaisir que des aliments trop transformés.
  3. Renouez avec la cuisine maison : le « fait maison », les produits locaux et de saison transforment votre rapport à la nourriture ; non seulement vous êtes maître de ce que vous vous apprêtez à manger, mais la simple préparation constitue en soi une étape de « préliminaires » pour mieux savourer vos mets ;
  4. Jeûnez (au moins un peu) : cela peut paraître contradictoire, mais réintroduire des moments de jeûne réguliers, tout simples, comme le fait de sauter un repas (de préférence celui du soir) vous permettra de mieux maîtriser votre rythme alimentaire, et de mieux faire la distinction entre la faim et l’envie de manger.
  5. Hara hachi Bu : c’est l’une des grandes leçons que j’ai retenues de mes voyages auprès des séniors d’Okinawa ; c’est la « règle des 80 % », autrement dit le fait d’arrêter de manger au seuil du sentiment de satiété, quand on est à « 80 % » plein.

En somme,le mot d’ordre est simple : savourer, goûter, respirer, ressentir, mesurer… au lieu d’engloutir.

Je serai heureux de lire votre témoignage au sujet de ce fléau moderne de la gastrimargie.

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://alternatif-bien-etre.com/societe/7-peches-capitaux/ – Rodolphe Bacquet, « Les 7 péchés capitaux », site d’Alternatif Bien-Être, 24 novembre 2024

[2] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae QUESTION 148 : La Gourmandise

[3] https://www.youtube.com/watch?v=dHvfnQU7YBc – Alain Souchon, « Papa Mambo »

[4] https://www.ladepeche.fr/2024/05/04/entretien-selon-certaines-etudes-le-sucre-est-plus-addictif-que-la-cocaine-pointe-le-docteur-allouche-11924350.php – « Selon certaines études, le sucre est plus addictif que la cocaïne » (entretien avec le Dr Réginal Allouche), in. Midi Libre, 4 mai 2024

[5] https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/03/01/l-obesite-touche-plus-d-un-milliard-de-personnes-dans-le-monde_6219349_3244.html#:~:text=Cela%20ne%20signifie%20pas%20que,de%2017%20%25%20%C3%A0%2042%20%25. – Mathilde Gérard & Julien Lemaignem, « Plus d’un milliard de personnes sont aujourd’hui obèses dans le monde », in. Le Monde, 1er mars 2024

[6] https://alternatif-bien-etre.com/alternatif-bien-etre/des-maladies-made-in-usa/ – Rodolphe Bacquet, « Des maladies made in USA », site d’Alternatif Bien-Être, 27 octobre 2024

[7] Cf. n°4