« Espiègle comme un écolier »

Chers amis,

Dans un film que j’aime beaucoup, une grande blonde lance au héros : « Vous êtes comme votre père, espiègle comme un écolier !

  • Mon père ? Il n’a jamais été espiègle, même quand il était écolier », lui répond-il.

Ce dialogue m’a marqué.

À cause de cette notion d’espièglerie.

Voyez-vous la vie comme un terrain de jeu ou comme un champ de bataille ?

René Proyer est chercheur en psychologie à l’université Martin-Luther de Halle-Wittenberg, en Allemagne.

Il travaille sur l’influence de l’humour sur le bien-être, notamment pour lutter contre la dépression, une branche de la psychologie que l’on appelle la « psychologie positive ». Vous en avez peut-être déjà entendu parler.

René Proyer définit l’espièglerie comme un trait de caractère « permettant à l’individu d’interpréter ou de réinterpréter des situations de la vie quotidienne de telle façon à les vivre comme divertissantes, et/ou stimulantes intellectuellement, et/ou personnellement intéressantes.[1] »

L’espièglerie (« playfullness » en anglais) a été étudiée en tant que trait de caractère par plusieurs psychologues, surtout américains, depuis la fin des années 1970.

Dans l’étude dont je m’apprête à vous parler, elle est décrite comme une faculté à voir davantage la vie comme un terrain de jeu que comme un champ de bataille.

Il y a, toujours d’après René Proyer, 4 facettes de l’espièglerie[2] :

  • « tournée vers les autres» : le fait d’aimer interagir avec les autres, le fait de résoudre avec espièglerie des tensions, rompre la routine dans les relations de couple, de famille, etc. ;
  • « d’humeur légère» : le fait de préférer improviser plutôt que tout planifier, avoir une attitude « détendue » vis-à-vis de la vie ;
  • « intellectuelle» : aimer jouer avec les idées et les mots, préférer la complexité ludique à la simplicité, fuir la routine au travail et aimer les nouvelles approches ;
  • « fantaisiste» : la préférence pour des activités ou des choses inhabituelles, « nager contre le courant »…

Au cours des vingt dernières années, des études menées sur ce trait de caractère ont démontré que l’espièglerie représentait un avantage dans les domaines suivants :

  • La sélection sexuelle (autrement dit la séduction d’un partenaire) ;
  • L’éducation ;
  • Le fait de réussir des études supérieures ;
  • L’innovation au travail ;
  • L’investissement au travail.

Les travaux récents de Proyer sont intéressants car ils démontrent :

1 – que l’espièglerie a un impact mesurable sur le bien-être, et contre les symptômes dépressifs ;

2 – que ce « trait de caractère »… peut s’acquérir.

Si vous n’êtes pas espiègle, devenez-le

En collaboration avec des chercheurs des universités de Zürich et de Pennsylvanie, Proyer a effectué une étude randomisée sur 533 personnes[3].

Des exercices de 15 minutes ont été proposés aux participants avant de se coucher, conçus pour renforcer chez eux une approche ludique de la vie. Ces exercices sont tirés de protocoles issus de la psychologie positive.

Il y avait trois types d’exercice :

  • Noter sur un carnet, avant de se coucher, trois situations au cours de la journée où ils avaient vécu un « moment espiègle » (un peu comme le carnet de gratitude dont je vous avais parlé dans une précédente lettre, mais plus orienté « ludique », donc) ;
  • Faire l’effort d’être espiègle dans une situation inhabituelle, p.ex. dans le cadre de leur travail, et le noter également dans un carnet avant de se coucher ;
  • « réfléchir » d’une façon plus générale aux expériences ludiques qu’ils avaient vécues au cours de la journée, et « compter » le nombre de ces expériences de façon à obtenir un « score d’espièglerie ».

Les participants ont été invités au hasard soit à effectuer l’un de ces trois exercices, soit à faire un exercice « placebo », qui consistait également à prendre des notes 15 minutes avant de se coucher, mais pour autre chose : se remémorer des expériences de leur petite enfance.

Les participants ont effectué ces exercices durant une semaine.

Ils ont rempli des questionnaires une semaine, puis deux, quatre et douze semaines après l’expérience.

Les chercheurs ont observé trois choses :

  • En focalisant leur attention sur une approche ludique de la vie, ces exercices avaient incité les participants à développer leur espièglerie: ils y étaient plus attentifs jour après jour ;
  • Ce développement de leur espièglerie a amélioré leur bien-être, ce qui s’est aussi traduit par une baisse des symptômes dépressifs, par rapport au groupe placebo. Cet effet a donc été observé jusqu’à 3 mois après l’étude ;
  • Cette attitude a conduit les participants à développer, je cite, leur « potentiel d’innovation au travail ».

Entre nous, cette étude me fait sourire (c’est une bonne chose, me direz-vous). Cela m’amuse toujours de voir des chercheurs confirmer « scientifiquement », études randomisées avec groupe placebo à l’appui, des choses… qui nous paraissent à nous simples mortels, évidentes.

Le travail de ces chercheurs a eu cependant le mérite de « mesurer » l’amélioration de l’humeur permise par ce rapport espiègle à l’existence, mais aussi de démontrer que ce « trait de caractère » est en réalité une faculté que l’on peut acquérir et surtout « muscler ».

« Je me suis soudain rappelé Charlemagne »

L’espièglerie a des bienfaits pour le moral et la santé.

Bien.

Cette espièglerie n’est pas forcément un « talent » inné, mais nous pouvons la développer, nous exercer à la trouver en nous, à l’appliquer au quotidien.

Très bien.

 Mais comment ?

Je vais prendre pour exemple le film dont je vous parlais au début de cette lettre.

Il s’agit d’Indiana Jones et la dernière croisade.

Les films de la saga Indiana Jones, comme beaucoup d’autres films de Steven Spielberg, illustrent bien cette approche « ludique » de la vie. Ce cinéaste a d’ailleurs un nom prédestiné puisqu’il signifie en allemand « montagne de jeu ».

Ce film, comme d’autres de Spielberg, montrent que l’on peut être sérieux et espiègle.

Dans la Dernière croisade, le père d’Indiana Jones, incarné par l’acteur Sean Connery, apparaît comme un personnage austère : c’est un professeur de littérature médiévale portant un costume gris et un chapeau moche qui, pour faire patienter son fils, lui ordonne de compter jusqu’à dix en grec.

On est bien loin du fringant aventurier Indiana Jones !

C’est pourquoi le héros répond à un autre personnage au début du film que son père « n’a jamais été espiègle, même quand il était écolier ».

Mais son père devient effectivement espiègle au cours du film !

Indiana Jones et son père sont, dans une scène, poursuivis par des avions de chasse allemands (le film se déroule au début de la seconde guerre mondiale). Leur voiture est en panne et Indiana Jones se rend compte qu’il n’a plus de munitions dans son revolver.

Ils sont donc tous les deux désarmés, à découvert sur une plage, et un avion de chasse s’apprête à descendre en piqué sur eux afin de les mitrailler.

L’austère père d’Indiana Jones se saisit alors brusquement du parapluie dont il ne se sépare jamais, et commence à s’en servir pour apparemment agir comme un enfant : pour… effrayer les mouettes sur la plage !

Mais celles-ci, s’envolant toutes d’un coup, rentrent en collision avec l’avion de chasse qui menaçait les héros, le faisant s’écraser !

Et le père d’Indiana Jones, le sourire aux lèvres, de déclamer : « je me suis soudain rappelé Charlemagne : laissez mes armées être les rochers, les arbres et les oiseaux dans le ciel ! »

Voici une « espièglerie » qui est à la fois une façon inventive et ludique de résoudre un problème sérieux !

Plus modestement, au quotidien, c’est ce type de « pirouette » qui peut nous permettre de résoudre des situations épineuses ou de désamorcer des tensions, avec le sourire, de manière amusante et inattendue.

Si vous avez des anecdotes personnelles d’ « espiègleries » qui vont ont rendu service, n’hésitez pas à me les indiquer en commentaire !

Portez-vous bien,

Rodolphe 

P.-S. : Pour l’anecdote, sachez que le choix de Sean Connery pour incarner le père d’Indiana Jones était en soi une espièglerie de la part de ses créateurs. L’acteur écossais, mort il y a quelques semaines à l’âge de 90 ans, a été le grand comédien de la série James Bond au cinéma.

Or Steven Spielberg avait à l’origine le projet de réaliser un James Bond. C’est son ami George Lucas, à qui il confiait ce désir, qui répondit à Spielberg qu’il avait bien mieux à lui proposer : un film d’aventure avec un archéologue à la recherche d’artéfacts fantastiques.

Faire de Sean Connery-James Bond le père d’Harrison Ford-Indiana Jones à l’écran était un clin d’œil adressé aux spectateurs, une façon de mettre sur écran la « filiation » qui s’était produite entre 007 et l’aventurier !


[1] https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0191886916311886

[2] https://psycnet.apa.org/record/2019-38050-001

[3] https://iaap-journals.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/aphw.12220