Chers amis,

Lisez-vous beaucoup ?

Moi, oui.

Pour être franc, je me sens de plus en plus extra-terrestre dans notre époque, où la plupart de nos contemporains scrollent sur leur téléphone dans le bus et le métro puis regardent une série sur Netflix le soir une fois rentrés chez eux.

Je vous écris cela sans amertume ni orgueil; je constate simplement que le livre devient un objet non seulement désuet mais anachronique.

Cela a des répercussions évidemment très graves sur l’industrie du livre qui, hormis l’écoulement de palettes entières de La Femme de ménage et du dernier Astérix (pas trop mal, d’ailleurs), s’enfonce dans une crise qui fragilise de plus en plus auteurs, éditeurs et librairies.

Et je ne vous parle même pas de la baisse, sinon de cognition, du moins de capacité de concentration, de ces générations (au pluriel car oui cela concerne également les plus « adultes ») qui n’arrivent plus à tenir un livre plus de 5 minutes ouvert tant l’addiction aux écrans a érodé leur faculté d’attention.

Mais je digresse.

Je lis donc beaucoup, et toutes sortes de choses : des études scientifiques et des essais bien sûr pour le travail, mais aussi des biographies, des bandes dessinées, et des romans, pour me détendre et m’évader.

Parfois les deux sphères – le travail et l’évasion – se rencontrent au moment où on s’y attend le moins.

Je veux partager avec vous un passage d’un livre que j’ai lu cette semaine, dans lequel cette rencontre s’est produite : un roman d’un auteur hongrois, dans lequel une « vision » de la santé et de la médecine m’a frappé par sa justesse et son inspiration.

Ce roman s’intitule La Sœur et il est signé de l’un des plus grands écrivains hongrois du siècle dernier, Sándor Márai[1].

Dans ce roman, un très grand pianiste hongrois se retrouve brusquement hospitalisé en Italie à l’issue d’un récital qu’il vient de donner à Florence.

Nous sommes en septembre 1939, c’est donc le tout début de la Seconde guerre mondiale, et notre pianiste est atteint par un maladie nerveuse rare et foudroyante qui le paralyse peu à peu à mesure que l’Europe s’enfonce dans un conflit incertain.

Cette maladie provoque des douleurs d’une intensité effroyable, que seule la morphine est capable de calmer.

Le passage que je veux partager avec vous se situe précisément au milieu du roman, au moment où le narrateur – notre pianiste malade – discute avec le médecin interne de l’hôpital :

Voici la retranscription :

« Le vrai médecin est très rare. À toutes les époques, il a été rare. Hippocrate était un vrai médecin, Paracelse également. À Prague, j’en connaissais un. Il n’était pas célèbre, c’était un simple médecin généraliste. Mais il savait quelque chose que parfois même les plus fameux d’entre nous ne savent pas. Un bon médecin, en réalité, est un chamane », conclut-il sans insister, et il sourit gentiment, avec les mots les plus simples, voulant sans doute me faire part, à moi qui étais novice en la matière, de ce secret surprenant dont je ne comprenais pas l’importance.

J’essayai de répondre de façon neutre, comme si nous partagions la même opinion et qu’il n’avait fait qu’exprimer ce que je croyais et pensais de la médecine.

« Oui, dis-je. Et vous, vous êtes chamane aussi ? »

Il pencha la tête de côté et me fixa d’un air choqué : « Le problème est là », dit-il vivement, sur le ton curieux et naïf d’un enfant. « Je ne peux pas savoir si j’en suis un. Je crois savoir qu’un chamane est un émissaire, un intermédiaire entre Dieu et les hommes. La maladie n’est rien d’autre qu’une perturbation de l’ordre du monde. Dieu abandonne l’homme, il se retire de l’homme… et c’est alors que s’ensuit la maladie. Bien entendu, on n’en parle pas dans les livres de cours, ajouta-t-il, et il eut un sourire tordu de sa bouche édentée. Dans les livres, on ne mentionne que le foie et la rate. Et le cœur. Et c’est normal parce que des médecins, il n’y en a pas beaucoup, alors que les malades sont légion, et c’est pourquoi, au temps des guerres persiques, Hippocrate avait autorisé ses collègues qui étaient chamanes, c’est-à-dire prêtres, à initier des étrangers aux mystères de la médecine. Car dans les grandes civilisations, seuls les prêtres pouvaient guérir… Je veux parler des cultures vivant en harmonie avec Dieu, tels les Chaldéens, les Grecs, puis plus tard les chrétiens. Le médecin de Prague était chamane : il ramenait le malade à Dieu. Je vois bien que vous ne comprenez pas. Naturellement, ce médecin prescrivait aussi des laxatifs et sollicitait parfois un chirurgien. Mais ce ne sont que des conséquences et des instruments, comme les rayons X et l’analyse des cellules sanguines. Le vrai médecin guérit, même sans adjuvants. »

— En un mot, vous n’êtes pas chamane ?, répétai-je avec une certaine cruauté.

Il sourit tristement, secoua la tête. »

Voilà.

Je trouve qu’il y a plus de lucidité et de vérité sur la médecine et la santé dans ces quelques pages tirées d’un roman hongrois du milieu du siècle dernier que dans la plupart des communiqués de l’Académie de médecine ou des interviews de Michel Cymès et autres médecins médiatiques « autorisés » des médias de nos jours.

Cette lucidité et cette vérité ne m’étonnent évidemment pas de la part de cet écrivain, Sándor Márai.

La Sœur est le dernier roman publié de son vivant en Hongrie : il s’est ensuite exilé au moment de l’instauration du régime communiste, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, après avoir été peu à peu censuré et déclaré auteur bourgeois par le nouveau régime.

Il raconte cette expérience de la fin de la guerre et de l’implantation du communisme dans Mémoires de Hongrie. C’est le premier livre de lui que j’ai lu, dans un train de nuit pour Budapest, l’an passé. J’ai eu le sentiment de lire le témoignage d’une personne restée saine d’esprit dans un monde devenu totalement fou. 

Expérience que, comme moi peut-être, vous éprouvez actuellement.

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] Sándor Márai, La Sœur, Albin Michel, 2011