Chers amis,

En termes d’intoxication ou d’empoisonnement à petit feu, il n’y a pas que les polluants éternels, les métaux lourds.

Il y a également certaines émotions, et l’une des plus redoutables d’entre elles, c’est la rancune.

« Faut pas se formaliser »

Mercredi dernier, je déjeunais avec un ami, Laurent.

Laurent et moi nous connaissons depuis bientôt dix ans.

Il y a bientôt 18 ans, Laurent a créé une petite entreprise de prestation de services, qui emploie deux personnes, en plus de lui-même.

Laurent me racontait comment il s’était étonné de ne plus avoir de nouvelles de l’un de ses plus anciens clients, avec qui il travaillait régulièrement depuis treize ans…

… et comment, un jour, il découvrit par hasard que son « client » l’avait remplacé sans le prévenir par un autre prestataire !

C’est là que Laurent m’a dit : « Faut pas se formaliser. »

Et de poursuivre : « Je n’avais pas de nouvelles depuis un an et demi, et là je découvre que toute notre collaboration depuis treize ans est visiblement terminée.

  • Tu as dû être furieux, dis-je.
  • J’étais déçu, mais surtout j’ai trouvé que c’était idiot, car je comprends tout à fait qu’ils aient envie de nouveauté, et de changer de prestataire… et tu sais quoi ? Je les aurais aidés à trouver mon remplaçant !
  • Alors qu’as-tu fait ?
  • Rien. Je me suis tu.
  • Triste histoire.
  • Mais attends, attends, elle n’est pas terminée. »

« Quelques mois plus tard, poursuivit-il, je reçois un coup de fil de leur vice-directrice, qui me dit en substance : “Laurent, c’est quand les gens ne sont plus là qu’on se rend compte de leur valeur”. On a déjeuné ensemble. Elle m’a présenté ses excuses. Et depuis on travaille de nouveau ensemble. Et tu sais quoi ? Depuis, c’est mon meilleur client. »

J’ai trouvé l’histoire édifiante.

« Avec mon père ou mon frère, conclut-il, ça n’aurait pas pu se passer comme ça. Ils auraient fait un scandale, et ils se seraient brouillés à vie avec mon client. Et ils n’auraient probablement pas retravaillé ensemble… Faut pas se formaliser ! »

Au fond de lui, une bataille silencieuse se jouait

En toute franchise, je ne sais pas comment j’aurais réagi à la place de Laurent.

C’est-à-dire si j’aurais réagi comme lui… ou comme (présume-t-il) son père ou son frère.

Pour autant, Laurent n’est pas un Bouddha que les adversités de la vie effleurent sans altérer sa sérénité intérieure.

Quand Laurent a choisi de ne rien faire après avoir appris que son client de longue date l’avait remplacé sans prévenir, il faut bien comprendre que ce n’est pas parce qu’il n’a rien fait qu’il n’a pas ressenti d’émotion.

Au fond de lui, une bataille silencieuse se jouait.

Il l’avait « mauvaise ».

Mais il a fait l’effort, d’une part, de ne pas ruer dans les brancards – il eût été dans son bon droit car, me racontait-il également, il avait avec son client un contrat, qui n’était donc pas respecté – et, d’autre part, de ne pas laisser cette déception l’empoisonner.

La rancune est une émotion tenace

Contrairement à la colère qui peut exploser et disparaître, la rancune s’installe, un peu comme un visiteur indésirable qui refuse de partir.

Elle est nourrie par une blessure d’ego, une injustice perçue, ou encore une trahison.

Et elle a cette capacité perverse de vous maintenir prisonnier du passé et de polluer vos émotions, votre mental… votre présent, et votre avenir.

Vous avez peut-être vous-même ressenti cette morsure intérieure un jour.

Peut-être une parole malheureuse, une attitude blessante, ou une décision injuste vous a-t-elle hanté pendant des jours, des semaines, voire des années.

Car c’est bien cela le piège de la rancune : elle s’accroche, et ce faisant, elle vous épuise. Un peu comme une lourde pierre que l’on porterait partout avec soi.

La rancune, c’est de la colère pétrifiée.

Une colère qui, d’une manière ou d’une autre, n’a pas été dépassée ; qui n’a pas eu l’occasion d’exploser, ou d’être consolée.

La vengeance ou la vie

Quand la rancune s’exprime en action, elle donne lieu à la vengeance.

Je ne sais pas si vous avez vu l’adaptation du Comte de Monte-Cristo sortie l’an dernier, avec Pierre Niney dans le rôle-titre.

Je suis un grand admirateur du roman d’Alexandre Dumas.

Parmi les choix (nécessaires) faits par les scénaristes pour adapter les 1400 pages du roman en trois heures, il y en a un qui me paraît particulièrement intéressant.

Le roman de Dumas déploie, avec une ampleur romanesque, le récit de la vengeance sophistiquée et déterminée d’Edmond Dantès ; en tant que lecteur, on accompagne le héros dans sa quête de vengeance et de justice, qui apparaît comme sublime.

Jamais Dantès ne doute du bien-fondé de sa vendetta, et le lecteur non plus. On admire la ténacité et l’ingéniosité presque surhumaines avec lesquelles elle alimente son action.

Dantès n’en doute pas non plus dans le film… mais ses « complices », si.

C’est précisément l’aspect surhumain de sa vengeance qui finit par devenir monstrueux.

Dans le film, il apparaît peu à peu que cette vengeance, cette rancune, sont non seulement en train de gâcher sa vie, mais aussi celle des gens qui le soutiennent.

La fin du film diffère sensiblement de celle du livre et elle constitue, à ce titre, une « appréciation » différente de ce que signifie, dans la vie d’un être humain, une rancune aussi tenace.

Pour autant, pas besoin de déployer les plans raffinés et machiavéliques d’un Comte de Monte Cristo pour, soi-même, laisser la rancune gâcher peu à peu sa vie.

Ne vous consumez pas

La rancune est une tendance contre laquelle j’ai moi-même lutté de nombreuses années.

L’aspect le plus spectaculaire, et le plus effrayant, de la rancune, c’est sa durée.

Enfant, tout ce que je ressentais comme une offense occasionnait chez moi une rancune tenace et silencieuse envers son auteur.

Avec le recul, les motifs de ces rancunes m’apparaissent comme des broutilles.

Mais à l’époque, ils m’apparaissaient comme des montagnes.

Cette tendance m’a accompagné jusqu’à, peut-être, mes 25 ou 30 ans ; jusqu’à ce que je me rende compte, d’une part, que cette rancune me « plombait » littéralement, c’est-à-dire occupait une place disproportionnée dans mon cerveau et mon cœur…

… Et que, d’autre part, les « exemples » que j’avais autour de moi de rancunes aussi tenaces n’avaient précisément rien d’exemplaire.

J’ai en effet, dans mon entourage proche et moins proche, plusieurs exemples de rancunes installées depuis des années, voire des décennies.

Ces rancunes familiales, déclenchées pour des questions d’héritage, des mots de travers, ou encore pour des paroles, des gestes – ou des absences de paroles, des absences de gestes – peuvent ainsi persister de l’âge mûr jusqu’à la vieillesse.

Et parfois jusqu’à la mort.

Combien de parents, de frères et sœurs, de cousins, vieillissent ainsi fâchés l’un contre l’autre, et terminent leurs jours en gardant, serrée au fond du cœur cette sentence définitive : « Ah ! Lui (ou elle), je ne veux plus en entendre parler ! »

On ne veut plus en entendre parler, et ce faisant… on continue à ressasser !

Quelle que soit la nature et même la gravité de l’offense perçue, je remarque que ce qui continue à la rendre blessante, c’est cette rumination.

Pourtant, je suis convaincu qu’il est possible de « dépasser » cette rancune sans pour autant avoir l’impression de se trahir soi-même.

Sans rancune, mais pas sans mémoire

L’antidote parfait à la rancune, ça semble être l’oubli, ou mieux encore le pardon.

Dans mon entourage aussi, j’ai quelques personnes qui sont dotées de ces capacités extraordinaires.

L’oubli… c’est, à cet égard – à mes yeux – un don inné.

Le pardon, c’est une qualité spirituelle, qui ne se gagne pas si facilement.

Moi, je le confesse, je n’oublie pas facilement.

En réalité, j’ai même très, très bonne mémoire, et je suis capable de me souvenir de paroles et d’actions des dizaines d’années après. Et le pardon… n’en parlons pas ! ça me demande un effort considérable. Il me reste sans aucun doute du chemin à faire !

Mais je me suis rendu compte, avec le temps, que ne plus en vouloir à quelqu’un pour un préjudice réel ou ressenti, bref se libérer de la rancune, ne signifie pas nécessairement ni oublier, ni pardonner.

Ça signifie se détacher.

Ou, comme le dit mon ami Laurent, « ne pas se formaliser ».

Et si vous y arrivez, comme lui, non seulement vous vous sentirez plus léger, mais votre présent et votre avenir pourront prendre une tournure inattendue.

Comme si l’horizon se dégageait.

Portez-vous bien,

Rodolphe