Chers amis,

Au cours de cette semaine, je lisais les « souvenirs de frontière » d’un auteur évoquant l’époque au cours de laquelle l’Europe était coupée en deux par le rideau de fer.

« Aujourd’hui, cela semble très loin, et pourtant nous n’étions qu’en 1983 quand une parente eut pour la première fois le droit de faire un voyage en Occident. »

Et de raconter sa rencontre avec cette cousine de l’URSS, « vêtue modestement » et qui « faisait plus vieille que son âge ».

« Quand je lui demandai : « Qu’est-ce qui t’a le plus frappé dans notre monde ? Le luxe ? La vitesse ? Les voitures ? », elle répondit : « Les couleurs. »

« C’était vrai. Elle venait d’un monde gris.[1] » (c’est moi qui souligne)

J’étais moi-même trop jeune pour voyager dans les pays du bloc de l’Est avant que l’URSS ne s’effondre.

En revanche, j’ai voyagé dans le Berlin, le Prague, le Budapest du début des années 2000, et j’avais été interpelé par les couleurs joyeuses et pétaradantes employées pour repeindre certains immeubles, comme pour « effacer » la grisaille du passé.

Et en effet, cela contrastait avec les films russes, polonais, tchèques ou hongrois datant de l’époque communiste que j’avais vus, où tous ou presque montrent en effet des décors ternes, gris, dans lesquels aucune couleur ne parvient jamais à vraiment briller – sauf, éventuellement… le rouge de l’étoile soviétique.

Notre époque est redevenue grise

Je ne pense pas que, découvrant en 2025 les pays occidentaux, une transfuge de l’URSS serait tout aussi frappée qu’en 1983 de la variété des couleurs s’étalant chez nous.

Enfin, cela dépend où elle se rendrait.

Si elle se rend à Paris, à Montmartre, ou bien à Venise, en particulier sur l’île de Burano, elle pourra s’émerveiller devant les maisons et les devantures colorées.

A l’inverse, si elle se rend dans un quartier moderne de Paris, comme celui de la bibliothèque François Mitterrand, ou dans n’importe quel quartier d’affaires européen, tels la Défense, à Paris encore, Porta Nuova à Milan ou la City à Londres, elle ne pourra qu’être stupéfaite par le gris de l’acier, du verre et du béton régnant sans partage.

Par un curieux et ironique retournement, alors que dans les ex-pays de l’URSS le gris est synonyme du passé, et les couleurs vives une marque de modernité et de renouveau, c’est exactement l’inverse qui s’est produit chez nous.

Les endroits colorés sont au mieux des endroits du passé, entretenus comme des « cartes postales » ou des musées en plein air, au pire des parcs d’attraction (rien de plus bariolé que Disneyland).

Tandis que tout ce qui est « moderne » est gris, sombre, monochrome.

Cette tendance contemporaine au gris et à l’uniforme ne touche pas seulement l’architecture et les villes. Elle touche aussi les automobiles et les gens.

50 nuances de gris : une (terne) façon de vivre

Si vous revoyez des films français des années 1960 ou 1970, vous serez étonnés de voir des voitures de toutes les couleurs circulant dans les rues et sur les routes.

Tandis qu’aujourd’hui les automobiles se ressemblent toutes, non seulement par la forme, mais par leurs couleurs… qui n’en sont pas : elles semblent toutes se décliner sur une échelle de « 50 nuances de gris », du gris pâle au noir anthracite.

Quelle tristesse, et quelle uniformité !

Quant aux accoutrements, ça n’est pas beaucoup mieux. Chez les hommes, c’est à qui paraîtra le plus en deuil. Ou le plus fadasse.

Les femmes, historiquement, se sont davantage, et mieux, servi des couleurs comme d’un moyen d’expression vestimentaire.

Cette licence colorimétrique est une convention sociale, sans nul doute. Mais je remarque que les plus jeunes femmes s’habillent aujourd’hui… comme des voitures. Ou comme des hommes.

C’est-à-dire en noir, en gris, au mieux en blanc. Par féminisme peut-être ?

Il n’est en tout cas pas exagéré de dire que c’est triste.

Tout blanc ou tout noir

Le blanc et le noir ne sont pas, techniquement, des couleurs, comme l’a établi le physicien Isaac Newton lorsqu’il a découvert le spectre des couleurs issu de la diffraction de la lumière.

 Le noir et le blanc, en réalité, reflètent la présence ou l’absence de lumière.

C’est probablement la raison pour laquelle ils ont le plus de « charge » symbolique, laquelle varie énormément d’une culture à l’autre.

Par exemple, en Occident, le blanc est souvent associé à la pureté et à l’équilibre, tandis qu’en Asie, il est lié au deuil et à la mort… « charge » remplie en Occident par le noir !

La spectaculaire omniprésence contemporaine du noir et du blanc, et de toutes ses nuances de gris intermédiaires, s’apparente donc bel et bien à un rejet actuel des couleurs, c’est-à-dire, aussi, à un abandon, ou un oubli, de leurs pouvoirs.

Car oui, les couleurs ont des pouvoirs.

Le Magicien des couleurs

Dans la bibliothèque de mes enfants, il y a un livre d’Arnold Lobel que je lis régulièrement à mes filles.

Il s’intitule Le Magicien des couleurs.

Au début de l’histoire, le monde est entièrement gris, terne et triste. Un magicien, curieux et créatif, décide d’expérimenter la magie pour changer cela.

Il commence par inventer le bleu, qui apaise et rafraîchit ; les villageois, intéressés par cette nouveauté, lui demandent d’en profiter. Ils repeignent tout leur monde gris en bleu… mais ce monde tout bleu finit par leur donner le cafard… ou le blues.

Lui-même attristé par ce monde devenu froid et mélancolique, le magicien invente alors le jaune, qui apporte chaleur et lumière ; les villageois, ravis, repeignent ce monde bleu en jaune… mais trop de jaune devient éblouissant et fatigant.

Le magicien découvre alors le rouge, qui est puissant et plein d’énergie ; rebelote, les villageois repeignent leur monde jaune, en rouge. Mais tout le monde finit par devenir trop agité et agressif.

Finalement, le magicien comprend qu’aucune couleur seule ne suffit pour rendre le monde harmonieux. Il décide alors de les mélanger : il crée ainsi toute une palette de couleurs différentes, en incitant les villageois à utiliser un peu de tout.

Ce conte exprime certes l’importance de la diversité et de l’équilibre : aucune couleur seule ne peut suffire ; c’est en les combinant que l’on obtient un monde harmonieux.

Mais il évoque également de façon très juste le pouvoir des couleurs sur les émotions : chaque couleur a une influence sur notre ressenti et notre bien-être.

C’est ce qu’on appelle la « psychologie des couleurs ».

Le rouge et le bleu

Différentes études en neurosciences ont démontré que les couleurs activent des zones spécifiques du cerveau, induisant des effets physiologiques, vibratoires et énergétiques.

Elles influencent nos capacités intellectuelles et comportementales, nous permettant de nous harmoniser en équilibrant notre physique, notre psychisme et nos émotions.

Par exemple, le bleu est souvent associé à la tranquillité et à la sérénité, tandis que le rouge peut évoquer la passion ou l’énergie.

Cela se traduit de façon très concrète d’un point de vue physiologique. Et pas seulement sur les taureaux de corrida !

Les chercheurs Soojin Lee et Stephen Westland de l’Université de Leeds ont mené une étude sur 42 participants qui a montré que le rouge peut augmenter la fréquence cardiaque, la pression artérielle et la respiration, tandis que le bleu a un effet inverse en ralentissant ces mêmes fonctions corporelles.[2]

En 2009, une autre étude[3] menée par Juliet Zhu, spécialiste du comportement à l’Université de Colombie-Britannique, a révélé également que le rouge améliore l’attention aux détails, tandis que le bleu stimule la créativité.

Le rouge évoque le danger, incitant à la vigilance, tandis que le bleu est associé à la paix et à la liberté, favorisant l’exploration.

Ces découvertes sont abondamment utilisées par le marketing, où le choix des couleurs peut influencer les comportements des consommateurs.

Mais je vous invite plutôt à trouver, pour vous, la bonne utilisation des bonnes couleurs.

La chromothérapie : une approche de soin par les couleurs

La chromothérapie, également connue sous le nom de thérapie par les couleurs, utilise les propriétés des couleurs pour améliorer la santé et le bien-être.

Elle utilise des filtres particuliers et la lumière pour projeter les couleurs sur les différentes parties du corps à traiter. Cette thérapie est particulièrement recommandée en cas de stress, de trouble du sommeil et de fatigue.

Mais vous pouvez utiliser les couleurs au quotidien, sans recourir à des filtres.

Pour profiter des bienfaits des couleurs, il est essentiel de les intégrer consciemment dans votre environnement quotidien.

Que ce soit à travers la décoration intérieure, le choix de vos vêtements ou même votre alimentation, les couleurs peuvent influencer votre humeur et votre bien-être.

Chaque couleur possède des propriétés spécifiques qui peuvent être utilisées pour améliorer votre bien-être :

  • Rouge : la couleur énergique et énergisante par excellence ; elle a une vibration élevée et peut stimuler votre vitalité. Cependant, une exposition excessive au rouge peut générer du stress, de la frustration ou de la colère. Il est donc recommandé de l’utiliser avec modération.

  • Jaune : symbole de la lumière du soleil, le jaune est un puissant antidépresseur. Il favorise la production de sérotonine, améliorant ainsi la concentration et le bien-être général. Cette couleur est idéale pour les espaces de travail ou de créativité… mais peut vite monter à la tête, comme dans Le Magicien des couleurs !

  • Bleu : associé à la tranquillité et à la sérénité, le bleu est souvent utilisé pour favoriser la relaxation et réduire le stress. Cependant, une exposition prolongée au bleu peut entraîner une sensation de tristesse – le bien nommé « blues ». Il est donc important de l’utiliser de manière équilibrée.

  • Vert : couleur de la nature, le vert a un effet calmant et relaxant. Il aide à éliminer le stress et améliore la concentration – raison pour laquelle – avez-vous remarqué ? – on la trouve bien représentée dans les bureaux classiques et les bibliothèques. Le vert est également associé à la fertilité.

  • Orange : née de la couleur de l’énergie associée à celle du soleil, elle incite à l’enthousiasme et à l’appétit !

  • Rose : associée à l’enfance, à la féminité et à l’innocence, elle aurait la vertu – quand elle n’est pas trop flashy – d’inciter à plus de tendresse, et d’atténuer la colère (il paraît que certaines parties communes de prisons sont peintes en rose !)

  • Violet : souvent associé à la majesté, au luxe et au raffinement, le violet peut stimuler la créativité et la spiritualité. Il est également utilisé pour apaiser l’esprit et favoriser la méditation.

Ainsi, des teintes apaisantes comme le bleu peuvent être utilisées dans les chambres à coucher pour favoriser le sommeil, le vert dans les espaces de travail pour faciliter la concentration, tandis que des couleurs stimulantes comme le rouge – qui était, historiquement, la couleur des maisons closes ! – peut être idéale pour les salles de sport.

À l’inverse, vous éviterez le rouge si vous êtes colérique, le bleu si vous êtes de tendance mélancolique, etc.

Des goûts et des couleurs, etc.

Évidemment, vous n’utiliserez pas les couleurs que vous n’aimez pas.

Les couleurs étant d’abord vibrations, la question de « l’accord » avec votre propre sensibilité est importante.

C’est, peut-être, la raison pour laquelle chacun de nous a une ou plusieurs couleurs préférées, bien distinctes de son voisin.

Mais il y aussi la dimension culturelle.

Michel Pastoureau, historien spécialiste du Moyen Âge, a consacré plusieurs livres à la symbolique historique, sociale et culturelle des couleurs.

Il insiste sur le fait que la perception et la signification des couleurs évoluent au fil du temps. Une même couleur peut avoir des significations très différentes selon les époques et les civilisations.

Par exemple :

  • Le bleu, longtemps absent des couleurs valorisées en Occident, devient à partir du Moyen Âge une couleur noble et royale ;

  • Le vert, autrefois associé à l’instabilité et à la malchance, est aujourd’hui perçu comme la couleur de la nature et de l’écologie ;

  • Le rouge, qui était la couleur du pouvoir et du sacré dans l’Antiquité, a progressivement été concurrencé par le bleu à partir du XIIème siècle.

  • Le noir (que Pastoureau, à l’inverse de Newton, considère comme une couleur), autrefois symbole du prestige et du luxe (teintures coûteuses), devient au XVIIIème siècle la couleur du deuil et de la sobriété.

  • Plus étonnant, le jaune, couleur positive à l’époque médiévale (or, lumière divine), devient au fil du temps une couleur ambivalente, souvent associée à la trahison.

Un de ses constats majeurs est que le bleu est devenu la couleur préférée en Occident à partir du XIXème siècle.

Alors que le rouge dominait dans l’Antiquité et le Moyen Âge, le bleu s’est imposé grâce à des évolutions artistiques, religieuses (la Vierge Marie en bleu) et industrielles (développement des pigments bleus).

Mais bon, aujourd’hui… c’est peut-être le gris qui s’impose. En tout cas dans l’espace public.

Vous n’êtes pas obligé de suivre cette tendance terne : ne faites pas grise mine !

En appréciant cette lettre ci-dessus, profitez-en pour me dire quelle est votre couleur préférée !

Bien à vous,

Rodolphe Bacquet

P.-S. : Si toutes ces questions vous intéressent, je vous invite à consulter la série de livres, intitulés « histoire d’une couleur » que Michel Pastoureau a jusqu’ici consacrés à ces six couleurs : rouge, bleu, jaune, vert, noir, rose.

Vous pouvez également avoir un « résumé » de sa pensée en écoutant l’un des nombreux podcasts qu’il a enregistrés sur la question, dont l’un en 2023 intitulé « Qu’est-ce que voir le monde en couleur ? » (lien en source[4])


[1] V. Giardino, Jonas Fink, intégrale, Casterman, 2020, p.160

[2] https://stephenwestland.co.uk/pdf/lee_westland_AIC2015.pdf – Soojin Lee & Stephen Westland, « Does colour really affect pulse rate and blood pressure? »,

[3] https://www.rts.ch/info/sciences-tech/1027544-etude-etonnante-sur-linfluence-des-couleurs.html – « Étude étonnante sur l’influence des couleurs », RTS, 28 juin 2010

[4] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/sous-le-soleil-de-platon/sous-le-soleil-de-platon-du-mardi-15-aout-2023-6889693 – « Michel Pastoureau : qu’est-ce que voir le monde en couleur ? », France Inter, 15 août 2023