Chers amis,

Vous connaissez probablement le principe des boîtes à livres : des endroits où l’on peut découvrir, gratuitement, des livres que des inconnus ont laissé pour vous, et où vous pouvez à votre tour déposer les vôtres.

Ce que j’aime, avec ces boîtes, c’est que l’on y tombe sur des livres inattendus, parfois anciens voire plus du tout en circulation, et surtout auxquels vous n’auriez jamais pensé pour votre lecture du soir.

Il y a quelques temps, je suis ainsi tombé sur un folio tout corné de L’Enquête, d’Hérodote :

Ce n’est évidemment pas un roman policier… mais le livre-fondateur de l’histoire moderne (le titre original est Historia) écrit il y a 25 siècles, quelques années après la pièce d’Eschyle.

Le genre de livres dont l’on entend parler durant sa scolarité, mais que personne ou presque ne lit spontanément (en tout cas moi je ne l’avais pas lu).

Hérodote a passé une grande partie de sa vie à parcourir le monde : parti d’Asie mineure, il est allé en Égypte et a parcouru la Méditerranée.

Or voici les mots par lesquels débute l’immense œuvre d’Hérodote :

Il est frappant de constater aujourd’hui que le tout premier livre d’Histoire est ainsi une tentative de réponse à cette question qui résonne de façon terriblement actuelle : pourquoi l’Europe et l’Asie se font-elles la guerre ?

Ce conflit de civilisation entre Orient et Occident remontait déjà, à l’époque, à des temps immémoriaux, et avait provoqué plusieurs conflits sanglants.

Mais pourquoi cet affrontement ancien ? Quelles en étaient les raisons d’origine ?

Pour répondre à cette question, qui représentait peut-être aussi un conflit intérieur (Hérodote était de culture et de langue grecques, mais né à Halicarnasse en Asie, dans l’actuelle Turquie), il fit son baluchon et commença à voyager : il s’engagea comme marin sur des navires marchands, il se joignit à des caravanes et visita l’empire perse, discutant avec ses habitants.

C’était alors un temps de paix. Hérodote mit à profit cette période pour connaître intimement ceux dont il avait toujours entendu parler comme des ennemis héréditaires.

Il ne le fit pas en adversaire, mais en curieux. Découvrant la Perse, ses habitants et son histoire, il rapporta en langue grecque, à des Grecs, que les Perses n’étaient pas des barbares assoiffés de sang, mais des êtres humains avec des coutumes et des mœurs tout simplement différentes.

Qu’est-ce qui a changé en 25 siècles ?

Le premier livre d’histoire nous parle de notre époque, et je vous assure que lire Hérodote au moment où les tensions belliqueuses entre l’Orient et l’Occident font la Une des journaux – rien que cette semaine, la promesse de la livraison d’armes à la Russie par la Chine, la visite du président américain à Kiev, le discours de Vladimir Poutine et le premier anniversaire de l’offensive en Ukraine – a quelque chose de très troublant.

Qu’est-ce qui a changé en 25 siècles ?

A part la technologie militaire, beaucoup plus meurtrière qu’alors (encore un « progrès », sans doute), pas grand-chose : exactement comme au temps d’Hérodote, les deux camps ne cessent de se renvoyer la balle, s’accusant l’un l’autre de la situation.

On dit que l’histoire est écrite par les vainqueurs, mais Hérodote, dans son Enquête, fait bien plus qu’une œuvre d’historien : bien que Grec, il ne prend pas parti pour les Grecs.

Hérodote recueille les « versions » des uns et des autres : les origines du conflit entre les Occidentaux et les Orientaux ne sont pas les mêmes selon les témoignages des Grecs, des Phéniciens ou des Perses.

Mais alors, quel parti prend-il ? Aucun.

La réponse est dans cette phrase : « Voilà ce que disent les Perses et les Phéniciens. Pour moi, je ne viens pas ici déclarer vraies ou fausses ces histoires [1]. »

Ce type de formulation jalonne L’Enquête d’Hérodote : « que je sache », « d’après ce que je crois », « conformément à ce que j’ai entendu de la bouche d’untel », « je ne sais pas si c’est vrai, je rapporte simplement ce que j’ai entendu ».

Ne pouvant vérifier les versions des uns et des autres, Hérodote les consigne consciencieusement.

Il se rend compte que la vérité n’est pas universelle, qu’elle diffère en fonction des mémoires, des passions, des circonstances. Il ne cherche pas à juger : il cherche à comprendre.

Cette relativité, cette neutralité, ou mieux encore cette façon de se placer au-dessus de la mêlée, sont quasi insupportables pour notre époque manichéenne, où il faut prendre position tout le temps, sur n’importe quoi.

Il crée, par l’écriture, les conditions d’un dialogue impossible entre des ennemis héréditaires. Les Grecs d’Athènes ou de Sparte ne peuvent s’entendre avec les Perses de Suse ou de Babylone car toutes sortes de préjugés et de fantasmes courent sur les peuples.

Par des années de voyage et d’écriture, Hérodote crée, pour ses contemporains et la postérité, la possibilité d’un dialogue. Ce n’est au fond pas tant l’œuvre d’un historien, que d’un médiateur !

Il a probablement plus fait pour la paix, en son temps, que la plupart des hommes d’État d’aujourd’hui pour le nôtre.

« Oui, mais Rodolphe, on voit bien que vous n’êtes pas partie prenante dans cette guerre ! Si vous étiez Ukrainien ou Russe, vous ne diriez pas la même chose ! »

Je soutiens que non.

Cet effort de se représenter ce que l’Autre vit, les conflits intérieurs qui l’animent, les dilemmes et les souffrances qu’il traverse, n’est pas vain, bien au contraire.

Et la preuve, c’est que quelques années avant Hérodote, un autre auteur grec avait fait l’effort de se mettre à la place de ses ennemis, qu’il avait combattus les armes à la main.

Le choc des civilisations

Le premier tragédien grec antique dont nous soient parvenues des œuvres se nomme Eschyle.

Mais ce dramaturge fut aussi un combattant : il se battit contre les Perses durant les guerres médiques, qui opposaient les petites nations occidentales qu’étaient les cités grecques à leur voisin tyrannique de l’Est, l’empire perse.

Eschyle fut l’auteur de plus d’une centaine de pièces de théâtre. Sept seulement nous sont parvenues. Parmi elles, une tragédie intitulée Les Perses.

Eschyle y met en scène des épisodes de la guerre entre les Grecs et les Perses, mais… du point de vue de l’ennemi !

Athénien, Eschyle raconte la guerre qu’il a lui-même vécue et subie (il a participé à la fameuse bataille de Marathon et a perdu son frère dans les affrontements) en se mettant à la place des Perses.

L’action se passe à Suse, capitale de l’empire perse, et aucun personnage grec n’intervient. Elle raconte le retour de l’expédition perse, qui échoua face aux troupes des cités grecques.

Le plus remarquable, c’est qu’aucun esprit de revanche, aucune haine, n’apparaissent dans la pièce.

Voici un homme, Eschyle, qui a affronté au corps-à-corps sur le champ de bataille les envahisseurs qui convoitaient son pays, a vu son ennemi dans les yeux et a perdu son frère sous leurs assauts… et qui, brusquement, rappelle aux Athéniens que les soldats perses n’étaient ni des monstres ni des criminels, mais des hommes.

Il nous rappelle que ce choc des civilisations fut d’abord une tragédie humaine, en particulier pour les femmes perses qui attendaient le retour de leurs maris.

Cette empathie et cette intelligence n’étaient sans doute pas courantes à l’époque, et pas davantage aujourd’hui.

Pourtant, cet effort incroyable qui a consisté pour Eschyle à prendre du recul, et se mettre à la place de son ennemi, n’a pas été vain : Les Perses est la plus ancienne pièce de théâtre dont le texte nous soit parvenu, preuve poignante de l’importance qu’a eue, dès son époque, ce « retournement de point de vue ».

A notre échelle, intime, familiale, amicale, professionnelle, Hérodote et Eschyle nous rappellent, je crois, que l’effort d’aller vers l’autre, même quand cela ne nous paraît pas naturel, est le premier pas vers autre chose qu’une confrontation stérile ; et la première marche à gravir pour prendre de la hauteur.

Portez-vous bien,

Rodolphe

[1] Hérodote, L’Enquête, folio, 1985, p.40