Chers amis,

Il y a quelques jours, en sortant d’un déjeuner, je racontai à un ami que j’avais oublié, la veille, mon téléphone quelque part, et que je ne l’avais retrouvé que le matin-même.

« Oh, mais ça va ? Ça n’a pas été trop la panique ? Moi, quand ça m’arrive, c’est l’angoisse ! Une émotion vraiment intense. Mon téléphone, ça fait partie de moi maintenant ! », me dit-il.

Le cas de mon ami n’est pas isolé, et ce qu’il exprime n’est même pas la forme la plus aiguë d’une névrose d’un nouveau genre qu’on nomme la nomophobie.

Une nouvelle névrose : la nomophobie

Ce mot-valise, qui désigne l’angoisse intense ressentie par une personne à l’idée d’être séparée de son téléphone portable, aurait été inventé pour la première fois en 2008, en Angleterre.

« Nomophobie » est la contraction de « no mobile phobia », autrement dit : la phobie d’être sans téléphone portable.

En 2012, un article de presse notait que la nomophobie touchait « principalement les accros aux réseaux sociaux qui ne supportent pas d’être déconnectés[1] ».

Mais, déjà lors, cette définition semblait obsolète ; le même article se faisait en effet l’écho d’une enquête établissant que les deux tiers d’utilisateurs de téléphones portables se disaient « très angoissés » à l’idée de perdre leur téléphone – une proportion montant à 76% chez les 18-24 ans.

2012, c’était il y a plus de dix ans, autant dire un siècle à l’échelle du numérique.

En 2023, tous nomophobes ?

Je n’ai pas connaissance de nouvelles études à ce sujet, mais je mettrais ma main à couper qu’aujourd’hui, 90% de la population – au bas mot – est « nomophobe ».

Pour prendre la mesure du profond changement de mentalité en une décennie, je vous invite à jeter un œil à l’article que je citais il y a un instant (le lien est en source) : vous serez transporté vers une époque où recourir à google était considéré comme une solution de facilité un peu paresseuse, et le smartphone comme un outil de plus en plus déshumanisant.

Il y a dix ans !… Davantage qu’une décennie ou même un siècle, en fait : une éternité.

Aujourd’hui, poser une question à google (voire à une IA) est un réflexe évident pour la plupart des gens, y compris dans les écoles et les universités.

Quant à l’aspect déshumanisant, faites le test en prenant le métro, le bus ou même en marchant dans la rue : les gens qui n’ont pas les yeux rivés sur l’écran de leur smartphone sont tellement rares qu’ils passent quasiment pour des « originaux », autrement dit, une anomalie (et moi, avec mon livre dans le bus je suis de surcroît une anomalie anachronique).

Il y a trois jours j’ai même vu une mère traverser la rue, la poignée de sa poussette dans une main, son téléphone dans l’autre, les yeux rivés sur l’écran, manquer de se prendre une voiture.

Le téléphone portable, pour l’immense majorité d’entre nous, n’est plus un outil à notre service : c’est un objet aliénant, exerçant le même empire qu’une drogue.

Vous croyez ne pas en dépendre, mais son absence imprévue ou subie provoque un sentiment de panique, de désarroi, voire de désespoir.

« Nomophobie » n’est même plus un terme adéquat, à ce stade : on devrait plutôt recourir au vocabulaire de la toxicologie, tant la privation de téléphone provoque un manque, avec son cortège de symptômes classiques du sevrage.

C’est ce qu’exprimait mon ami et c’est ce que je constate en effet, de plus en plus, dans mon entourage : un téléphone cassé entraîne un deuil aussi spectaculaire qu’éphémère (puisqu’il est immédiatement dépassé par l’achat d’un nouvel appareil) ; un téléphone volé ou perdu entraîne, lui, un sentiment de déclassement, une perte de repères et un handicap social.

Et c’est ce dernier phénomène, plus encore que l’addiction aux réseaux sociaux ou aux jeux compulsifs sur smartphone, que nous devons regarder avec beaucoup de prudence.

« C’est le progrès, mon brave monsieur »

Vous vous dites peut-être, en me lisant, que je suis passéiste : « mais les smartphones, c’est le progrès, mon brave monsieur ! ».

Oui, les smartphones d’aujourd’hui constituent un progrès proprement remarquable.

Je suis le premier à le reconnaître, et à en faire usage : je trouve très commode, avec un seul objet, de pouvoir appeler en vidéo mes parents vivant à des centaines de kilomètres, écrire à ma conjointe pour lui demander de passer à la boulangerie, faire des photos de mes enfants, ou localiser l’adresse de ce restaurant où l’on m’a donné rendez-vous.

Mais ce progrès remarquable est un progrès technologique. Il ne constitue pas un progrès de notre humanité.

Je ne parle pas seulement, là, de l’usage compulsif que beaucoup font de cet objet, mais du caractère indispensable tel qu’il s’impose à nous, malgré nous.

D’auxiliaire, le smartphone est devenu une prolongation de son utilisateur ; un appendice de « l’homme augmenté » – c’est-à-dire augmenté technologiquement, mais diminué humainement.

Une faculté aussi naturelle que le sens de l’orientation, chez nos contemporains, est en train de s’atrophier sous l’effet du recours systématique aux services de localisation du smartphone : je vous fiche mon billet que, dans une génération à peine, le citadin lambda sera incapable de prendre la route avec une carte Michelin sans se perdre, ou, dans une ville inconnue, de se rendre d’un point A à un point B du premier coup sans smartphone.

Le smartphone s’impose comme une « béquille » d’un nombre croissant de facultés cognitives de l’être humain (je n’ai même pas parlé de l’orthographe, de la mémoire, de la capacité de concentration).

Plus problématique, il n’y a pas que le cerveau qui s’appuie sur cette béquille.

Comment les smartphones sont devenus « indispensables »

Lorsque les téléphones portables sont apparus, ils servaient à passer des coups de fil et s’écrire des messages, point barre.

Puis, toutes sortes de fonctions et d’applications sont apparues, transformant le téléphone portable en smartphone (ce qui signifie « téléphone intelligent »), autrement dit en une sorte de couteau suisse électronique, doté d’un nombre croissant d’outils plus ou moins utiles, avec un fort pouvoir de fascination, voire de sidération.

C’est là la partie « progrès technologique » qui font de ces appareils des gadgets de plus en plus sophistiqués.

Ce « progrès technologique » a cependant entraîné une forme d’asservissement – hélas le progrès et l’esclavage vont souvent de pair.

Pour un jeune, aujourd’hui, être privé de smartphone équivaut à une mort sociale : il est coupé des réseaux sociaux qu’utilisent tous ses amis réels et virtuels, mais aussi des sites de rencontre, de jeux en ligne, de musique, etc.

Pour l’ensemble de la population, cela va cependant encore plus loin, et ce avec la complicité des banques, du pouvoir, de l’État.

Le smartphone a franchi un cap symbolique capital lorsque la plupart des États du monde ont décidé, au moment du covid, d’instaurer un pass sanitaire et/ou vaccinal pour accéder à des biens et des services : prendre le train, entrer au restaurant, aller au cinéma, etc.

D’outil au service du particulier (de son propriétaire), le smartphone est alors discrètement, et avec notre assentiment silencieux, devenu un outil au service des autorités, de l’État.

Vous pouviez vous promener avec une version papier de ce pass, mais l’écrasante majorité des gens disposant de ce pass en disposaient sur leur smartphone, sur une app dédiée, générée par l’État – et là, gare à vous si l’oubliiez !

Le smartphone s’est affirmé comme la clé de voûte d’un système de contrôle global.

Une obligation qui ne dit pas son nom

La technologie est fin prête pour faire du smartphone un laissez-passer universel.

De facultatif, il est devenu obligatoire.

Aujourd’hui la plupart des banques exigent un numéro de téléphone portable pour vous identifier en ligne, via l’envoi de codes de confirmation. C’est la même chose pour certaines assurances, différents services, privés ou publics.

Le smartphone s’apprête à devenir le « portefeuille numérique individuel » de chaque citoyen de l’UE, pour la présidente de la commission, Mme von der Leyen dans le cadre de l’identité numérique européenne qui doit peu à peu se déployer d’ici l’an prochain[2].

Autrement dit : une part croissante de nos actions, de nos opérations sociales, y compris de nos devoirs citoyens, est conditionnée par la possession d’un appareil fabriqué par des industries privées et vendues par des entreprises privées.

Pourtant, il n’est écrit nulle part dans la loi, et encore moins dans la constitution, française ou européenne, que disposer d’un smartphone est obligatoire pour accéder à certains services.

Malgré cela, aujourd’hui, vous n’avez plus le choix : posséder un smartphone est déjà de fait quasi-obligatoire.

Il y a là la même hypocrisie que celle du gouvernement qui déclarait ne pas rendre les injections anti-Covid obligatoires… et dans le même temps subordonner notre existence sociale à ces injections.

La diligence avec laquelle nous rachetons un smartphone lorsque nous le perdons ou le cassons est l’un des principaux moteurs de cette déconnexion impossible.

Nous devons être joignable, pistable, partout, tout le temps, avec l’encouragement de tous.

Peut-on encore vivre sans smartphone ?

Je comprends donc l’angoisse de mon ami telle qu’il l’exprimait : aujourd’hui un smartphone n’est plus seulement un smartphone.

Je lis çà et là que le smartphone est un « doudou » pour les adultes du XXIè siècle que nous sommes : on l’a sans cesse dans la poche ou pas loin, beaucoup d’entre nous dorment avec.

Mais cela va infiniment plus loin que cela : c’est aujourd’hui le cordon qui vous relie aux autres (si vous n’êtes plus joignable par smartphone, vous n’existez plus), c’est votre porte-monnaie (multiplication des applis de paiement), votre outil d’identification (auprès des banques, de services d’état, etc.).

Et ne vous y trompez pas : l’éventail de tâches asservies à la détention d’un smartphone est loin d’avoir pris toute son envergure.

J’ai une amie, à Paris, qui, à 35 ans, n’a jamais eu et n’a toujours pas de téléphone portable. Elle a un téléphone fixe, chez elle, mais se refuse toujours à acheter un smartphone.

C’est une jeune femme de son temps : elle va énormément au cinéma, a une vie amoureuse et sociale bien remplie. Elle a un compte facebook qu’elle utilise beaucoup, communique par skype et zoom – mais tout cela, sur son ordinateur.

Le « prix » de son refus de se laisser aliéner par cet objet commence cependant à être de plus en plus insoutenable.

A tel point que son employeur actuel lui a, sans possibilité de refuser, remis un smartphone, qu’elle doit garder allumé durant ses heures de travail. Elle doit être joignable à la demande.

Je la trouve courageuse, et si je n’avais pas d’enfant, et donc pas la mauvaise conscience d’être injoignable par l’école ou la garderie en cas de problème, je ferais sans doute comme elle.

Mais peut-être sont-ce là des excuses que je me trouve à moi-même pour ne pas me débarrasser de mon smartphone.

Je m’efforce en revanche de faire un usage raisonné de cet appareil.

Comment faire un usage sain et mesuré de son smartphone ?

Je ne diabolise pas les smartphones : ce sont, je le répète, des outils vraiment fantastiques.

Je suis cependant convaincu que, pour notre équilibre psychique mais également social, il est plus que jamais nécessaire d’apprendre – notamment aux plus jeunes, qui sont nés avec ces appareils – à en faire un usage plus sain.

Et à refuser qu’ils deviennent « indispensables » pour toute opération que ce soit.

Les « détox digitales » faisaient fureur, à un moment.

A moins que vous ne soyez vraiment intoxiqué à l’usage de votre smartphone, je ne crois pas beaucoup à ce type de sevrage brutal, en principe synonyme de rechute.

Il est en revanche facile de trouver, peu à peu, une juste mesure dans l’usage de ces appareils.

Pour en revenir à l’anecdote du début de cette lettre, ce n’était pas la première fois que j’oubliais mon smartphone en quittant mon domicile ou mon bureau : j’y vois le signe, plutôt positif, que l’appareil ne m’est pas indispensable.

Il m’arrive même de le laisser sciemment déchargé un jour ou deux.

Je ne ressens ni panique ni angoisse dans ces cas-là, mais, à dire vrai, une sorte de soulagement.

Mais, surtout, je m’organise des moments sans smartphone, en général le week-end lorsque je suis en famille, et que je me sais ainsi à l’abri de tout appel « urgent ».

Je vous assure que c’est réellement reposant. Avoir un smartphone dans la poche ou dans le sac, c’est l’avoir toujours dans un coin de la tête. Lorsque cette préoccupation disparaît, c’est une « charge mentale » importante (pour reprendre un terme à la mode) qui s’éteint.

Si vous ressentez vous aussi le besoin de « décrocher » (aha) plus souvent, voici quelques conseils simples que j’ai mis en place il y a un moment déjà :

  • Réduisez au minimum les notifications(les seuls moments où mon téléphone bippe, c’est quand mes proches m’écrivent) ;
  • Mettez dès que possible l’appareil en mode silencieux, et rangez-le hors de votre vue, idéalement dans une boîte, dans une autre pièce ;
  • Laissez-le volontairement à la maison lorsque vous n’en avez pas besoin (ce qui vous invitera à regarder honnêtement de quelle nature est ce « besoin ») ;
  • Éteignez-le le plus tôt possible en soirée – ne serait-ce que pour la lumière bleue, qui perturbe le cycle de la mélatonine, et donc le sommeil.

C’est une première étape.

Voici ce que vous pouvez encore faire pour le rendre de moins en moins « indispensable ».

Listez tout ce que vous faites avec votre smartphone, et que vous pourriez faire sans

J’ai conscience que la multiplicité des fonctions d’un smartphone est ce qui le rend si précieux – et si impossible à lâcher pour beaucoup.

Lorsque les premiers Iphones sont sortis, je me rappelle que la blague consistait à demander s’il faisait également grille-pain, tellement toutes ses fonctionnalités étaient incroyables.

Aujourd’hui, tout cela ne nous paraît plus du tout incroyable, mais normal, voire banal.

Mais est-il réellement normal que toutes nos activités – communiquer, lire, écrire, écouter de la musique, jouer, photographier, etc. – se réduise aux quelques cm2 d’un écran rétroluminescent ?

Une seconde étape pour réduire votre dépendance à votre smartphone consiste d’abord à lister tout ce que vous faites avec lui (vous allez être surpris par la longueur de la liste), puis à considérer tout ce que vous pourriez faire sans lui.

Vous aimez écrire de longs messages ou sms à votre partenaire ou un parent ? Essayez de passer un moment à lui écrire un mail, ou mieux encore une lettre : vous verrez que vous ne lui raconterez pas les mêmes choses.

Vous aimez prendre des photos avec votre smartphone ? Pourquoi ne pas ressortir votre vieil appareil photo, ou en acquérir un nouveau (plus petit même que votre téléphone ?). Vous vous apercevrez bientôt que vous prenez différemment vos photos.

Vous avez l’habitude de lire la presse sur votre smartphone ? A défaut de l’acheter ou de vous y abonner au format papier, ce qui est vite coûteux, pourquoi ne pas fréquenter la bibliothèque, où vous pouvez lire librement journaux et magazines de votre choix ?

Etc., etc.

Tout cela n’est pas aller à rebours du progrès : il s’agit de vous reconcentrer sur une activité que vous aimez, à envisager autrement une habitude que vous avez, à renouer autrement les liens avec ceux que vous aimez… sans être limité ni conditionné par un seul et unique objet.

Portez-vous bien,

Rodolphe Bacquet

[1] https://www.lacote.ch/economie/entreprises-innovation/la-nomophobie-ou-l-angoisse-d-etre-prive-de-son-telephone-portable-212135

[2] https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/europe-fit-digital-age/european-digital-identity_fr