Chers amis,

Dans ma lettre de mercredi dernier je vous faisais le comparatif des différentes « tendances » actuelles sur le « marché » mondial des pathogènes.

Et je vous expliquais que la maladie la plus sous-estimée actuellement (contrairement au Covid-19, surcoté artificiellement, mais aussi au Mpox) était le virus influenza aviaire hautement pathogène (IAHP) de sous-type H5N1.

La raison de ma préoccupation est double : d’abord, plusieurs cas de transmission à l’homme ont déjà été constatés aux États-Unis, impliquant d’autres espèces « intermédiaires », dont les vaches et les chats[1].

Ensuite, l’IAHP semble prendre clairement la voie d’un accouplement viral, phénomène génétique bien connu, et hautement explosif.

C’est en effet lui qui a donné lieu aux plus grandes pandémies virales du XXème siècle.

La « Grande tueuse »

Je vous l’ai plusieurs fois répété : comparée aux grandes pandémies de grippe, celle de Covid-19 a un bilan plutôt modeste, comme l’a d’ailleurs brillamment démontré le statisticien Pierre Chaillot[2].

Et la plus meurtrière de ces pandémies de grippe, c’est celle de 1918, plus connue sous le nom de grippe espagnole.

En 2018 est paru un remarquable livre de Laura Spinney, intitulé La Grande Tueuse, comment la grippe espagnole a changé le monde[3], consacré à cette vague mortelle.

Sachez tout d’abord qu’aujourd’hui encore, historiens, médecins et généticiens ne sont pas d’accord quant aux origines réelles de la grippe espagnole.

Plusieurs hypothèses existent sur l’émergence de ce virus H1N1.

L’hypothèse américaine situe le premier foyer identifié à Camp Funston, une base militaire du Kansas, en mars 1918. Des soldats américains, infectés sur place, auraient ensuite été envoyés en Europe pendant la Première Guerre mondiale, contribuant à la propagation mondiale du virus.

L’hypothèse chinoise : certains chercheurs estiment que la grippe aurait muté en Chine avant de se diffuser par le biais de travailleurs chinois recrutés pour l’effort de guerre en Europe (environ 100 000 ouvriers chinois sont arrivés en France et au Royaume-Uni en 1917-1918 dans le cadre du Chinese Labour Corps, ce qui aurait pu faciliter la propagation).

Enfin, l’hypothèse française, que Laura Spinney développe en s’appuyant sur des rapports médicaux militaires et des témoignages de l’époque qui décrivent des cas de pneumonie atypique dès 1916-1917 dans les camps de soldats alliés, notamment en France.

Elle mentionne le camp d’Étaples, une base militaire britannique dans le Pas-de-Calais, où des milliers de soldats vivaient dans des conditions sanitaires précaires et au contact d’animaux d’élevage, notamment des porcs et des volailles.

Ce mélange entre humains et animaux, combiné à la promiscuité des soldats affaiblis par la guerre, aurait favorisé une mutation du virus de la grippe aviaire en une souche H1N1 hautement virulente.

Quelle que soit l’hypothèse, « l’archéologie » génétique a permis d’établir dans les années 1990 que le virus de la grippe espagnol était né d’un accouplement viral.

L’accouplement viral

Un virus est une entité vivante et multiple, qui mute et évolue de façon infiniment plus rapide que le rythme auquel les laboratoires peuvent former des vaccins.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, chaque année, les employés de ces labos sont obligés de « parier » sur l’évolution des souches dominantes de la grippe qui circuleront l’hiver suivant pour fabriquer leurs vaccins.

Et comme pour tout pari, parfois ils tombent juste, parfois à côté… et parfois un peu juste, un peu à côté !

Mais le scénario cauchemar, c’est celui de l’accouplement viral.

L’accouplement viral (également appelé « cassure » ou « réassortiment génétique ») est un phénomène qui se produit lorsqu’un hôte est infecté simultanément par deux virus de la même famille mais de souches différentes.

Ces virus peuvent échanger des gènes, donnant naissance à un nouveau virus hybride, potentiellement plus virulent ou mieux adapté à la transmission.

Ce phénomène est particulièrement fréquent chez les virus de la grippe, notamment le virus influenza A, dont le génome est segmenté en plusieurs morceaux d’ARN.

Lorsque deux souches différentes de la grippe infectent le même organisme (par exemple un oiseau, un porc ou un humain), leurs segments d’ARN peuvent se recombiner, donnant naissance à une nouvelle souche avec des caractéristiques inédites – d’où le nom scientifique de chaque virus grippal, en H(numéro)N(numéro).

C’est ce réassortimentqui peut produire des virus totalement nouveaux contre lesquels notre système immunitaire est inefficace.

C’est précisément ainsi qu’émergent certains virus responsables de pandémies, comme la grippe espagnole de 1918 ou la grippe porcine de 2009.

« Chaque pandémie grippale du XXème siècle a été déclenchée par l’émergence d’un nouveau type de H dans la grippe A : H1 en 1918, H2 en 1957 et H3 en 1968[4] », souligne Laura Spinney.

Ce mécanisme explique en outre comment un virus de la grippe aviaire peut acquérir la capacité d’infecter l’homme.

Si un hôte intermédiaire, comme le porc ou le chat, est infecté par un virus humain et par un virus aviaire, il peut servir de creuset pour la création d’un virus hybride capable de se transmettre efficacement entre humains.

Cette rencontre de deux virus parents offre la possibilité qu’un antigène nouveau pour l’homme s’introduise dans un virus « compatible » avec l’homme.

C’est ainsi que naît une pandémie grippale : le système immunitaire d’une population est alors vulnérable face à cette nouvelle grippe, qui peut dès lors faire des ravages.

S’ensuit une phase d’accoutumance du système immunitaire collectif, et cette nouvelle souche de grippe devient saisonnière, et de plus en plus bénigne (sauf si elle se recombine).

Un siècle pour comprendre

Il a fallu des décennies pour comprendre ces phénomènes et expliquer les origines probables de la grippe espagnole de 1918.

Ce n’est que dans les années 1990 que le séquençage de l’ARN du virus de la grippe espagnole chez des victimes dont les tissus étaient encore exploitables a permis d’attester que la grippe espagnole était issue d’un accouplement viral avec une grippe aviaire :

« La première chose que Raid et Taubenberger [les généticiens ayant réussi ce séquençage] remarquèrent était la ressemblance avec les séquences connues de la grippe aviaire. Le virus avait gardé de la grippe aviaire une bonne partie de sa structure, ce qui pouvait expliquer sa virulence : c’était un envahisseur tout à fait étranger à son système immunitaire qui avait pris l’homme par surprise en 1918 (c’est moi qui souligne) mais qui était capable de reconnaître les cellules humaines et donc de s’y attacher [5]». 

Dans la foulée, ces généticiens « ressuscitèrent » à partir de ces éléments le virus de la grippe espagnole, et l’injectèrent à des souris : ils constatèrent une infection des poumons foudroyante, une perte de poids spectaculaire et une inflammation généralisée[6].

Ils concluent donc que le virus de la grippe espagnole est né de la rencontre entre une infection humaine préexistante – une grippe saisonnière « classique » – et un virus de la grippe aviaire au cours de l’été 1918, donnant lieu à un accouplement viral meurtrier.

À l’époque, ce qui a servi de « véhicule » à cette souche de grippe meurtrière, ce sont les transports de troupes internationaux provoqués par la guerre.

La crise du Covid nous a rappelé que les virus ne s’embarrassent guère de frontières, et qu’à notre époque d’intenses mouvements humains, les pathogènes circulent plus facilement que jamais.

Mais vous comprenez à présent ma préoccupation : la souche virale responsable de la grippe espagnole venait selon toute vraisemblance des oiseaux et se serait adaptée d’abord aux porcs, puis à l’homme, en « s’accouplant » avec une souche de grippe saisonnière humaine.

Or nous sommes en train d’assister en direct à ce « saut » d’une espèce à l’autre pour l’IAHP

… et ce au moment-même où sévit chez nous une grippe plus forte que d’habitude.

Rendez-vous à partir de l’été prochain

L’accouplement viral est donc une stratégie évolutive qui permet aux virus de la grippe d’échapper à notre immunité et de se renouveler en permanence.

C’est un enjeu majeur pour la santé publique et la recherche virologique.

La menace que représente l’IAHP est prise assez au sérieux par Santé Publique France, qui pour le moment ne fait pas d’alarmisme (c’est bienvenu), mais qui a publié le 6février dernier un communiqué[7] conjoint avec l’ANSES attestant de la mobilisation des différentes agences de la santé.

Car on entre maintenant dans le registre de la science-fiction, mais une science-fiction très proche, et très pratique :

Le danger est, vous l’avez compris, la rencontre entre, d’une part, cette grippe aviaire qui a déjà fait la preuve de sa transmissibilité à l’homme aux États-Unis, et, d’autre part, la grippe saisonnière plus forte que d’habitude sévissant actuellement en Europe.

Cette rencontre, si elle a lieu, pourrait être explosive.

Le danger, cependant, ne serait pas pour aujourd’hui, c’est-à-dire pas pour l’hiver présent : c’est au moment du recul de la grippe saisonnière « classique », soit l’été prochain, que l’espace écologique d’une nouvelle grippe humaine virulent serait libre.

Ici, je répète que la surveillance des nouvelles souches est cruciale pour anticiper d’éventuelles pandémies – raison pour laquelle les vaccins contre la grippe doivent être mis à jour chaque année en raison de ces mutations et réassortiments fréquents.

Pour autant, pas de panique, la grippe, même virulente, étant malgré tout une maladie bien connue.

À mon sens, il est en revanche capital de préparer l’hôpital public à la possibilité d’une vraie « grande grippe ».

Or, quand on voit comment les établissements sont déjà saturés par la grippe de cet hiver[8], cela ne me dit rien qui vaille.

Portez-vous bien,

Rodolphe


[1] https://www.science-et-vie.com/corps-et-sante/virus/h5n1-plusieurs-chats-contamines-par-la-grippe-aviaire-dans-le-comte-de-los-angeles-189445.html – Fleur Brosseau, « H5N1 : plusieurs chats contaminés par la grippe aviaire dans le comté de Los Angeles », in. Science & Vie, 20 janvier 2025

[2] Pierre Chaillot, Covid 19 : ce que révèlent les chiffres officiels, L’Artilleur, 2023

[3] Laura Spinney, La Grande tueuse : comment la grippe espagnole a changé le monde, Albin Michel, 2018

[4] Laura Spinney, op. cit., p.243

[5] Ibid, p.251

[6] Ibid, pp.251-253

[7] https://www.santepubliquefrance.fr/presse/2025/virus-influenza-aviaire-hautement-pathogene-iahp-les-autorites-sanitaires-francaises-poursuivent-leurs-actions-et-renforcent-leur-cooperation-f – « Virus influenza aviaire hautement pathogène (IAHP) : les autorités sanitaires françaises poursuivent leurs actions et renforcent leur coopération face au risque de circulation d’un virus adapté à l’homme », site de Santé Publique France, 6 février 2025

[8] https://alternatif-bien-etre.com/alimentation/la-grippe-dont-vous-etes-le-coupable-pour-les-medias/ – Rodolphe Bacquet, « La grippe dont vous êtes le coupable (pour les médias) », site d’Alternatif Bien-Être, 16 janvier 2025