Chers amis,
Si je vous dis « avarice », vous n’avez aucun problème à voir de quoi je parle.
Avec la gourmandise, l’avarice est l’un des 7 péchés capitaux les mieux identifiés dans la culture populaire.
Les personnages dotés de l’un de ces deux traits de caractère peuplent en effet de nombreuses histoires.
Mais, contrairement au gourmand, l’avare est plus complexe.
Quand on pense « gourmand » (ou glouton), dans la culture populaire, on pense à des personnages de René Goscinny : Alceste, le copain du Petit Nicolas « qui est très gros et qui mange tout le temps », Obélix, qui n’est rassasié qu’après une demi-douzaine de sangliers, ou Averell, qui demande toujours « quand est-ce qu’on mange ? »
Bref, des personnages gentils, ayant aussi bon cœur qu’ils ont un gros appétit.
L’avare est plus inquiétant.
Le portrait-robot de l’avare
C’est Harpagon, L’Avare de Molière, accroché à sa cassette pleine d’écus d’or, et dont l’existence perd son sens lorsqu’elle disparaît :
« Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! On m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie[1]. »
C’est le personnage de Don Salluste, incarné par Louis de Funès (qui interpréta également L’Avare) dans La Folie des grandeurs, capable de dire, lorsqu’Yves Montand fait tinter des doublons d’or à ses oreilles (« il est l’or, l’or de se réveiller… »), qu’« il en manque une ! »
C’est Ebenezer Scrooge, dans Un Conte de Noël de Charles Dickens, un « vieux pécheur […] avare qui savait saisir fortement, arracher, tordre, pressurer, gratter, ne point lâcher surtout ! Dur et tranchant comme une pierre à fusil dont jamais l’acier n’a fait jaillir une étincelle généreuse, secret, renfermé en lui-même et solitaire comme une huître [2]».
C’est, encore, l’Oncle Picsou (qui s’appelle d’ailleurs Uncle Scrooge en anglais) de Carl Barks, le Canard le plus riche du monde, dont l’argent s’entasse dans un coffre-fort géant… mais qui porte les mêmes hauts-de-forme et redingote depuis un demi-siècle !
J’en cite un dernier, moins connu et plus récent, issu d’un roman de Paula Jacques intitulé Déborah et les Anges dissipés, car il me paraît très éloquent :
« Si la radinerie pouvait s’incarner, elle aurait élu la personne de Chemtov. Cet homme n’avait de prodigue que la taille. Son grand corps osseux supportait une tête de poing fermé, bordée de grandes oreilles. Ses yeux s’enfonçaient sous des sourcils si ténébreux et rentrés qu’il semblait scruter le monde du fond de deux coffres-forts assez profonds pour contenir tout l’or de la Barclay’s Bank. Ses dents étaient couleur de famine car il faisait l’éloge de la diète, sauf quand Zacharie l’invitait à sa table. Son costard enfin était miraculeux : impossible d’en savoir la couleur originelle ! […] Chemtov était un heureux à vingt-quatre carats. Il possédait la boutique de pétards et de feux d’artifice du Vieux-Quartier-Juif. Sa fortune dépassait les cent mille piastres, mais le parcimonieux ne tenait rien qu’il ne voulût multiplier avec les zéros de sa cupidité… Toujours plus et jamais moins ![3] »
Tous ces exemples vous permettent de vous faire un portrait-robot de l’avare : vieux, malingre, riche, voire immensément riche, mais vivant chichement, voire misérablement, se privant de tout pour ne rien perdre, « fermé comme une huître ».
Si d’aventure vous reconnaissez un proche, voire vous reconnaissez vous-même dans ce portrait (la « richesse », malheureusement, étant souvent en option), le problème est plus profond qu’il n’y paraît.
Une pulsion fondamentale
Il s’agit, avec le démon de la gastrimargie (gourmandise) et celui de la fornication (luxure) de l’une des trois pulsions fondamentales.
Autrement dit, d’après les Pères du désert, l’avarice – c’est-à-dire le fait de « retenir » les biens, et pas seulement l’argent ! – est une pulsion inhérente à chaque être humain, et qu’il doit apprendre à maîtriser.
Le fait de manger sans retenue l’entraîne à la gloutonnerie ; le fait de « forniquer » excessivement, à la luxure ; le fait de « retenir » compulsivement ses richesses, à l’avarice.
Il faut la combattre, d’une part pour se conformer aux préceptes religieux de la générosité, certes, mais aussi et surtout parce que l’homme est un être social.
Dans le contexte de l’existence monastique des Pères de désert, l’avarice se présente ainsi comme un obstacle à l’entraide et au partage nécessaires à la survie de la communauté.
Et, dans l’ensemble des acceptions traditionnelles et religieuses de l’avarice, celle-ci constitue une entorse au devoir de charité : dans l’Islam par exemple, se rend coupable d’avarice celui qui ne s’acquitte pas de l’aumône obligatoire envers les nécessiteux[4].
C’est, également, l’histoire d’Un Conte de Noël de Dickens, dont je vous ai parlé plus haut : le personnage de Scrooge déteste Noël, qu’il considère comme une perte de temps et d’argent, mais des esprits lui montrent les conséquences de son comportement au cours de différents Noëls, d’abord à l’égard de son entourage, ensuite envers lui-même, lui faisant entrevoir sa mort, seul et méprisé.
Saisi par ces visions, Scrooge se réveille le jour de Noël avec le cœur changé : il décide de répandre la joie et la générosité autour de lui, et devient un homme aimé et respecté dans sa communauté.
Mais, comme peu d’avares ont l’occasion d’être visités par des esprits de Noël, comment aider un proche souffrant de ce « démon » ?
J’emploie le terme « souffrir » à dessein car oui, l’avarice est la manifestation d’une souffrance plus profonde : celle de la peur viscérale de manquer.
La peur viscérale du manque
Cette peur viscérale, profondément humaine, prend racine dans des mécanismes psychologiques et sociaux ancestraux. Elle est ancrée dans notre biologie et notre histoire.
Dans des temps anciens, lorsque nos ancêtres devaient survivre dans un monde d’incertitudes, accumuler des ressources, « thésauriser » et enterrer sa cassette pleine d’or, était une stratégie de survie.
La peur du manque était un signal vital : il fallait prévoir les jours où la chasse serait mauvaise ou l’hiver trop rigoureux.
Cette peur n’a pas disparu avec le confort moderne.
En fait, elle s’est transformée.
Pour beaucoup, elle ne concerne plus la nourriture ou les biens essentiels, mais l’argent, le statut ou même l’affection.
La peur du manque trouve souvent ses racines dans l’enfance, dans des expériences de privation ou de carence affective, ou dans des expériences familiales « transmises ».
Ceux qui ont grandi avec l’idée que « tout pourrait disparaître demain » apprennent à s’accrocher désespérément à ce qu’ils possèdent, que ce soit des biens matériels, de l’argent, ou même l’attention des autres.
L’avarice, pourtant, on l’a vu, ne rend pas heureux : les personnages d’Harpagon et de Scrooge continuent en réalité de vivre dans la peur, celle qu’on les vole, qu’on les dépossède.
Leur obsession de l’argent, indispensable à leurs yeux pour se maintenir en vie, les prive précisément de toute vie. Elle les enferme dans un cercle vicieux où l’accumulation devient une obsession, sans jamais apaiser cette angoisse latente de la perte.
Sur le plan biologique, les neurosciences montrent que l’avarice, et plus exactement « l’aversion aux pertes », active les mêmes zones du cerveau que celles impliquées dans la peur[5].
L’amygdale, cette petite structure cérébrale responsable de nos réponses de survie, entre en jeu lorsque nous percevons une menace – même illusoire – à nos ressources.
Il existe donc bel et bien, mesurable par IRM, un « circuit de l’avarice » qui démontre que, pour une personne y étant sensible, la perte est une souffrance intolérable.
L’avarice est-elle un péché ?
Comme dans mes dernières lettres consacrées aux 7 péchés capitaux, je l’affirme donc ici : l’avarice n’est pas tant un péché, qu’un dysfonctionnement, un vice, faisant avant tout souffrir celui qui s’y reconnaîtra.
Néanmoins, je constate un changement important dans la perception culturelle qu’on a aujourd’hui de l’avarice.
Car, historiquement, et jusqu’au siècle dernier, l’avarice était bel et bien considérée comme un péché ; pour une raison socio-culturelle simple, la prééminence de la religion.
Dans les sociétés où les religions jouent un rôle important, la charité et l’aumône sont des valeurs fortement encouragées.
À l’inverse, dans nos sociétés contemporaines, sécularisées et « matérialisées », ce qui est valorisé avant tout, c’est de gagner beaucoup d’argent et de le dépenser… pour soi.
Autrement dit, l’avarice a été amplifiée par nos systèmes socio-économiques modernes, qui valorisent l’avoir plutôt que l’être.
On nous apprend à croire que nous serons plus en sécurité, plus heureux, si nous possédons plus.
Cette promesse est non seulement un leurre, mais entretient cette peur viscérale du manque.
Comment sortir de cette spirale ?
Pour apaiser la peur du manque, la première étape est la prise de conscience.
Il s’agit de réaliser que l’avarice est une réponse à une angoisse, et non une réalité immuable.
Ce travail contre l’avarice ne passe pas par la culpabilisation ou la leçon de morale, mais par la démonstration que l’argent, les biens, les richesses, sont faits pour circuler.
Et que, en le laissant vous-même circuler, il vous reviendra tôt ou tard ; mécanisme d’ailleurs proverbialisé par cette ancienne réponse à l’aumône : « Dieu vous le rendra ».
Voici trois modestes propositions pour vous y aider, ou pour aider un proche souffrant de cette peur du manque :
- Apprenez le lâcher-prise : l’avarice est un besoin de contrôle. Pratiquer la méditation ou des exercices de respiration profonde peut aider à relâcher cette tension et à réapprendre à faire confiance à la vie ;
- Cultivez la gratitude : tenez un carnet de gratitude. Chaque jour, notez trois choses pour lesquelles vous êtes reconnaissant. Cet exercice simple reprogramme votre esprit pour vous concentrer sur l’abondance plutôt que sur le manque ; si vous voulez plus de conseils détaillés sur cette démarche, j’y avais consacré une lettre, il y a 5 ans, que vous pouvez retrouver ici ;
- Révisez vos valeurs : posez-vous la question « qu’est-ce qui a vraiment de la valeur dans ma vie ? » Souvent, les réponses ne se trouvent pas dans des comptes en banque bien garnis, mais dans des moments simples de bonheur, de partage, et d’amour.
Plus facile à dire qu’à faire, vous dites-vous peut-être. Je dis au contraire que c’est moins compliqué que ça n’en a l’air – et que ça ne coûte rien d’essayer, une dimension indispensable quand on combat cette pulsion, vous en conviendrez !
Si vous avez dû vous-même lutter contre cette peur du manque, ou avez aidé un proche à le faire, je serai heureux de lire votre témoignage, que vous pouvez me laisser ici.
Portez-vous bien,
Rodolphe
[1] Molière, L’Avare, acte IV, scène VII
[2] Charles Dickens, Conte de Noël (éd. Jason Bradley), traduction de Paul Lorain (1867), I. Le spectre de Marley
[3] Mercure de France, 1991, p.15
[4] https://muslimlife.fr/se-proteger-de-lavarice/ – « Se protéger de l’avarice », in. Muslim Life
[5] https://www.jneurosci.org/content/33/36/14307 – Nicola Canessa, Chiara Crespi, Matteo Motterlini, et al., « The Functional and Structural Neural Basis of Individual Differences in Loss Aversion », in. Journal of Neurosciences, vol.33, issue 36, 4 septembre 2013
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oui traditionnellement l’avarice semble être une peur du manque mais je connais quelqu’un de proche qui a de bonnes ressources régulières et assurées, mais ne donne rien et s’attache à profiter au maximum de ce que les autres peuvent lui donner ou apporter, en participant à minima aux dépenses collectives mais dépensant sans compter quand c’est pour lui personnellement en achetant n’ importe quoi … Est ce un avare ?
Bonjour, lettre très intéressante et amusante mais je suis néanmoins choquée que vous ayez pris comme dernier exemple ce juif Chemtov. Vous confortez ainsi l idée que les juifs sont avares et, bien entendu, riches ! Avez-vous oublié le martyre de Hilan Halimi ? Je dis cela sans avoir aucun lien familial, de près ou de loin, avec la communauté juive qui, à mon sens, a vraiment besoin d être protégée aujourd’hui alors que les »barbares » sont dans nos rues !
Bonjour, effectivement l’avarice est une peur de manquer. Je ne crois pas être avare mais plutôt économe (serait-ce simplement plus glorieux?) De plus je ne suis pas prêteuse mais n’emprunte rien aux autres, est-ce la même raison qui prévaut? Les héritages familiaux , notamment les suites des vécus de guerre m’ont conditionné en partie mais oui le manque affectif doit è être pour quelque chose.
Je lis toujours vos lettres, ne suis pas toujours d’accord mais cela m’oblige à m’interroger et par conséquent me permet d’avancer. Merci et à bientôt de vous lire. Bonnes fêtes.
Bonjour Rodolphe,
Vous oubliez un fondement de ce travers : l’avarice révèle une pulsion que les psychologues (freudiens notamment) rattachent au stade anal de l’enfant (3-4 ans), le moment où ses « matières » sont perçues comme une partie du corps qu’il faut retenir, qu’il faut empêcher de perdre. Elles sont de « l’or », et si précieuses qu’il ne faut pas les disperser… Cette « retenue » génère également un sentiment de toute puissance, qui sera possiblement exacerbé à l’âge adulte !
La constipation ne serait-elle pas chez l’adulte une forme d’avarice ?
Vous le voyez, c’est moins un « péché » qu’une étape psychologique mal négociée.
Merci! J’aime l’idée d’un cahier de gratitude et je le commence aujourd’hui!
Jai vécu (ou survécu..)dans une peur maladive quasiment toute ma vie et j’ai toujours beaucoup compté et économisé.. par peur de manquer. En revanche, je n’ai jamais compté mon temps pour aider les autres…Donc, un côté dit radin et un autre généreux…L’âge venant je me suis beaucoup détendue après un bon travail sur moi..et.c’est beaucoup plus agréable pour tout le monde.